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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/381

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jusqu’à Fortress-Monroe, qui est situé plus bas que l’embouchure du York-River. Les frégates françaises venues de New-York nous y attendent à l’ancre. Nous devons arriver au lieu de leur mouillage, vers les huit heures du matin, et nous transporter à bord de la Magicienne, qui porte le pavillon de l’amiral Halligon, laissant à bord de la City of Catskill nos compagnons de voyage américains et autres, pour faire sous les couleurs françaises une entrée solennelle dans la baie d’Yorktown. Le programme est exécuté de point en point. L’amiral Halligon nous reçoit à son bord avec cordialité, et nous remontons pendant trois heures d’abord la haie que nous avons descendue pendant la nuit, puis le York-River. De ces trois heures, je suis sûr que pas un d’entre nous n’a gardé un souvenir différent du mien, et, pour mon compte, j’ai singulièrement joui de me retrouver en quelque sorte sur le sol français. A ceux que cette bouffée de patriotisme ferait sourire je me bornerai à répondre : Il faut s’être trouvé, même pour un temps très court, à pareille distance de son pays pour savoir à quel point quelques mètres carrés de planches et un lambeau d’étoffe peuvent donner l’illusion et causer la douceur de la patrie.

Enfin nous arrivons à Yorktown, dont la rade ordinairement déserte (le York-River est en réalité un bras de mer) donne abri à l’escadre américaine et à de nombreux bateaux à vapeur OH yachts de plaisance qui ont amené des curieux pour les trois jours de fête, il s’agit de procéder à notre débarquement. Mais ici se place un incident que j’aurais certainement passé sous silence si la presse américaine ne l’avait rapporté, si la presse française ne l’avait grossi, et s’il n’avait, m’a-t-on dit, donné lieu, à toute sorte de commentaires inexacts. Je le rapporterai donc à mon tour en le ramenant, je crois, à sa juste proportion. Parmi les gentilshommes étrangers qui étaient venus mettre leur épée au service de la cause américaine, se trouvait un officier allemand, originaire de Magdebourg, qui s’appelait le baron Frédéric-Guillaume-Auguste de Steuben. Il était à Paris au moment où éclata la guerre d’Amérique, et ce fut sur le conseil de notre ministre, le comte de Saint-Germain, qu’il partit pour se joindre à l’armée de Washington. Doué, à ce qu’il paraît, de qualités militaires assez remarquables, il parvint à un grade élevé dans l’armée américaine où il exerça les fonctions d’inspecteur-général. La guerre terminée, au lieu de retourner dans son pays natal, il continua à vivre en Amérique ; il y a même fondé une ville qui s’appelle aujourd’hui Steubenville, et il y est mort sans enfans, après avoir déshérité les héritiers de son nom demeurés en Allemagne. Ce sont ces héritiers que le gouvernement américain a cru devoir inviter, comme l’avaient été les descendans des anciens officiers de l’armée commandée