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entraîne par cette force primordiale et tumultueuse du génie dont vous sentez battre les pulsations dans chaque note. Il ne lui suffit point d’avoir des accens pour les plus subtiles perceptions de l’âme, il faut encore qu’il en trouve pour les plus simples accidens de la vie. Un jour que Schumann jouait, avec un de ses amis, une marche à quatre mains de Schubert, ils imaginèrent d’en improviser le programme au hasard de leur pensée, et il se trouva que, sans s’être donné le mot, tous les deux se virent transportés sur une place de Séville au moyen âge, hidalgos, señoras et manolas leur faisant fête. Le docteur Ambros rapporte un cas identique observé pendant l’exécution d’un arrangement à quatre mains. « Comme nous touchions au terme des variations auxquelles sert de thème le lied de la Jeune Fille et la Mort : Ne vois-tu rien ? m’écriai-je en jouant les douze mesures du pianissimo qui précède la fin. Moi, j’aperçois à l’horizon, mais loin, bien loin, tout là-bas, un léger nuage ; il grandit, il s’éclaire de lueurs roses et dans ce brouillard, sais-tu ce que je distingue ? — Attends, poursuivit à voix basse mon ami, toujours sur le pianissimo, je vais te le dire, car moi aussi je l’aperçois, c’est la Mort emportant l’âme de la jeune fille. »

Schubert a de ces intuitions qui vous saisissent. Entendez tel de ses quatuors, et je vous défie de ne pas éprouver au début ce bien-être qui nous réjouit l’âme en automne lorsque nous sommes devant un bon feu et que la bise et la pluie au dehors fouettent les vitres. Autre part, si vous désirez avoir une impression de Venise, sa Promenade en gondole (un chœur avec accompagnement de piano) vous la fournira, et notez que je ne fais point simplement allusion à la Venise des chanteurs de cascatelles et des guitaristes ; je parle de la cité même des lagunes, du Rialto, des Procuraties et de la cathédrale de Saint-Marc, dont une étonnante combinaison d’accords va nous traduire au piano les sonneries avec une précision téléphonique imitant jusqu’à la réalité le terrible carillon que les géans d’airain de la Merceria balancent à chaque heure sur la cité. Ajouterai-je que, Schubert n’avait jamais mis le pied à Venise ? le détail serait inutile. Delacroix lui non plus n’avait pas vu Venise, ce qui ne l’empêcha point de revivre l’œuvre du Tintoret. Ailleurs, dans la plainte de Marguerite, le pittoresque de l’accompagnement décuplera, centuplera l’intensité du sentiment psychologique et le rythme, obstiné du rouet symbolisera les battemens du cœur de la jeune fille.

Et cette cloche implacable dans la Religieuse ! partout présente, imperturbable et si diverse en vibrations ; stridente, obsédante, ironique et narquoise avec son éclat argentin, sonnant la vie et la mort, le bal et le cloître, le repentir et la révolte, la damnation et l’apaisement, cette cloche céleste, diabolique, humaine surtout, comment