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dire d’avance et à être contraint de tout apprendre par expériences chèrement achetées et par tentatives redoublées[1]. »

Ainsi s’explique l’histoire de ses idées. Quand on en étudie la succession de près et avec la précision chronologique, non dans son ensemble nécessairement vague et confus, on voit apparaître clairement les diverses phases par lesquelles M. Littré a passé en politique et en philosophie, et les transitions qui l’ont amené d’une phase à l’autre, l’éducation progressive de son esprit sous l’action simultanée de l’expérience et de la réflexion. Il réalise en lui-même cette loi de l’évolution dont il a si curieusement étudié les applications dans les sociétés humaines. Et qu’on n’aille jamais imaginer, dans une pareille vie, un motif vulgaire qui explique ces transitions, rien qui soit indigne d’un vrai penseur. Le plus grand éloge qu’on puisse faire de lui, c’est qu’il a toujours cherché la lumière, dût-il, comme dit le poète, gémir de l’avoir trouvée. Il est de ces hommes rares qui ne se préfèrent pas eux-mêmes à la vérité, qui ne mettent pas l’amour-propre de leurs idées au-dessus de l’amour du vrai, et qui osent simplement et hardiment dire, quand ils le doivent, ces quatre mots si pénibles à la vanité humaine : « Je me suis trompé. »

Il est curieux de voir comment se manifeste cette bonne foi dans les questions politiques et sociales. C’est lui-même, lui seul, qu’il faut prendre pour guide dans l’histoire de ses variations. Le témoignage le plus explicite nous est donné dans la seconde édition du livre Conservation, révolution, positivisme, dont nous avons déjà parlé, l’édition commentée, où chaque chapitre a reçu un post-scriptum des plus intéressans, une critique vigoureuse et des rectifications sans nombre, qui nous permettent de mesurer les changemens accomplis en trente années d’expérience et de réflexion. L’auteur plaide parfois les circonstances atténuantes pour ses erreurs ou ses illusions passées, mais avec quelle fermeté de jugement il se rectifie lui-même et rétracte ses opinions fausses ! Nous donnerons seulement quelques exemples significatifs de cette remarquable disposition d’esprit. Le 18 novembre 1850, sous l’inspiration des idées personnelles de M. Auguste Comte, il avait écrit quelques pages singulièrement utopiques sur la paix occidentale. Il y développait avec candeur cette pensée que les derniers feux du grand embrasement de l’Europe étant éteints depuis trente-cinq ans, il y avait de grandes chances pour qu’ils ne se rallumassent jamais. La paix est prévue par la sociologie, disait-il, depuis plus de vingt-cinq ans, prévue avant la commotion de 1830, prévue

  1. Études et Glanures, p. 423.