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volée ; on envoya quelques boulets de canon dans des maisons pacifiques, on tua des passans, on blessa des arbres, on enfonça des portes. Nulle part on ne résista sérieusement; deux ou trois barricades furent élevées dans le quartier Saint-Antoine. Sur l’une d’elles, un représentant du peuple, Baudin, fut tué. On a évoqué ses mânes ; on l’a couronné des palmes du martyre ; on a dit qu’il était mort pour la défense des lois et l’inviolabilité parlementaire. Je n’en crois rien ; car, le 15 mai 1848, il était avec les envahisseurs de l’assemblée nationale, qui ne se souciaient ni des lois, ni de l’inviolabilité du parlement issu du suffrage universel[1]. Il en est ainsi dans notre pays ; le même acte est glorieux ou criminel selon qu’il se produit aux ides ou aux calendes, selon qu’il a pour auteur Gracchus ou César. La justice abstraite ne nous appartient plus ; elle ne peut appartenir à un peuple pour lequel tout fait accompli devient légal par cela seul qu’il est accompli. Depuis le 10 août 1792, je ne vois que la royauté de Charles X qui se soit appuyée sur la légalité : tous les autres gouvernemens qui se sont succédé en se détruisant les uns les autres sont issus d’un coup de main ou d’un coup de force, ce qui ne les a pas empêchés d’être légaux. Si la forteresse du Mont-Valérien n’avait été réoccupée en temps opportun après la journée du 18 mars, la commune devenait légale. Nous tournons dans un cercle vicieux : les révolutions engendrent le despotisme; le despotisme engendre les révolutions; chez nous les oscillations du pendule politique sont excessives ; tantôt une extrémité, tantôt l’autre, bien rarement le milieu, où est la force et la sécurité. Le coup d’état du 2 décembre était une conséquence de l’incertitude dans laquelle la France vit depuis quatre-vingt-dix ans : c’est un incident du mode d’existence qu’elle a adopté. On a dit que le président n’avait fait que prendre les devans sur l’assemblée et que, s’il n’eût agi le 2 décembre, il était huit jours plus tard arrêté, incarcéré, déposé. Cela est possible, mais je n’en sais rien.

L’acte qu’il venait de commettre était un acte de violence, et cela suffisait pour qu’il me déplût. La bourgeoisie n’était point pour regimber contre un gouvernement qu’on lui imposait sans la consulter. Elle devait le subir, puis s’y accoutumer et enfin l’admirer. Je me rappelle, peu de jours après le 2 décembre, sur la grande porte de la salle construite dans la cour du palais législatif pour abriter l’assemblée, avoir vu un dessin, grossièrement indiqué à la craie, qui avait une énergie symbolique dont je fus frappé. On avait tracé un triangle; sur le premier côté on avait écrit : Caporal Pioupiou; sur le second : Père Oremus; sur le troisième : Jacques Bonhomme, et

  1. Compte rendu des séances de l’Assemblée nationale, t. I, p. 231.