Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/735

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

promené en char à bancs dans la forêt de Saint-Germain. Auguste Prus était d’une santé délicate; il eut froid et fut pris d’un rhume qui dégénéra en fluxion de poitrine. Un journal de l’opposition déclara que l’on avait fait avaler un breuvage malfaisant à ce « jeune lauréat » parce que l’on était jaloux d’un succès qui avait rejeté un fils de roi au second plan. L’affaire fit du bruit, on en glosa. Qui s’en souvient, si ce n’est le héros de l’histoire, qui me l’a racontée en riant ?

Le Charivari, qui menait le branle de l’opposition infatigable, se terminait par de petits « entrefilets » que l’on appelait des carillons. Lorsque, au moment de mettre sous presse, on s’apercevait qu’il manquait quelques lignes au journal, le prote prévenait les rédacteurs présens, qui se mettaient à confectionner des carillons. Laurent Jan, qui fut un loup à dent de vipère et qui alors écrivait au Charivari, me disait : « Quand nous étions pris de court et sans calomnie inédite au bout de la plume, nous disions que le maréchal Bugeaud était un voleur, et cependant nous savions tous que c’était le plus honnête homme du royaume. » Pendant dix ans, le Charivari a ressassé cette vieille histoire des boudjous que le maréchal aurait mis dans sa poche, et personne n’y a jamais cru. J’estime que l’on attribue aux journaux plus d’importance qu’ils n’en ont. Cherchons les articles qui ont laissé trace dans le souvenir : en juillet 1830, au moment de la promulgation des ordonnances, l’exclamation d’Etienne Becquet : « Malheureuse France ! malheureux roi ! » et au mois de mars 1848, le « Confiance! confiance! » d’Emile de Girardin. Ainsi, parmi des milliers d’articles de journaux publiés depuis cinquante ans, une phrase et un titre. Le journal d’hier est oublié demain : verba volant ! Laissez-les voler et s’anéantir par leur multiplicité même. On m’accusera de n’être pas pratique. Je n’ai nulle prétention à l’être. Les hommes politiques de la restauration étaient pratiques sans doute; ce qu’ils ont fait de la presse, nous le savons : ils aboutissent à 1830. Louis-Philippe, écoutant l’homme qui se disait pratique par excellence, s’arme des lois de septembre 1835 que lui forge M. Thiers et il arrive à 1848; le général Cavaignac veut « museler » la presse après l’insurrection de juin, il tombe devant le plébiscite du 10 décembre ; et les autres, qui n’avaient que peu de tendresse pour les journaux, Napoléon III en 1870, et Thiers en 1873, et le maréchal Mac-Mahon en 1878 : tous étaient des hommes pratiques. Les journaux ne précipitent aucune chute et ne maintiennent aucun pouvoir. Les gouvernemens qui ont restreint l’action de la presse se sont effondrés; les gouvernemens qui ont accordé toute liberté à la presse se sont écroulés. L’influence que la presse exerce sur le sort des états est nulle; elle taquine les ministres et secoue la torpeur