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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 50.djvu/752

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pour répondre à ce qu’on lui disait; il criait : « Non, non, crénom, non! » C’étaient les deux seuls mots, — les deux seules notes, — qu’il parvenait à articuler. La mort le délivra ; il avait écrit les litanies qui convenaient à ses rêves :


O Satan! prends pitié de ma longue misère!


Il fut exaucé.

A l’époque où je connus Baudelaire, je rencontrai Philoxène Boyer, qui était son inverse. Autant l’un était révolté, autant l’autre était résigné Je ne puis sans émotion me rappeler cet être chétif, nerveux, contourné dans ses mouvemens, toujours boutonné dans un habit noir étriqué, empressé, reconnaissant du plus léger service, ne conservant pas rancune des injures, pâle, presque décharné, avec des épaules étroites, une tête trop grosse et un sourire dont la bienveillance n’avait rien de factice. Il ressemblait à un chat maigre qui fait le gros dos. L’admiration le débordait; il pâlissait à la prose de Chateaubriand et sanglotait aux vers d’Hugo. C’était un lyrique : Byron sans Haydée, Lamartine sans Elvire. Lui aussi, il avait rêvé de remplir le monde de son nom, de faire des poèmes et des drames; d’être à la fois Shakspeare et Musset, Goethe et Leopardi. Il ne fut rien, car la misère le dévora. Il avait un talent qui n’était point médiocre, sans imprévu, mais d’une exubérance parfois éclatante. Il arrivait à l’originalité par la forme dont il enveloppait sa pensée beaucoup plus que par la pensée même.

Il était doué; il avait en main de quoi acquérir le développement nécessaire, il a gâché sa vie et tomba si rudement qu’il ne put se relever. Il était, je crois, le fils unique d’un professeur de province qui, en mourant, lui laissa un petit patrimoine, une soixantaine de mille francs environ, de quoi vivre économiquement, travailler et essayer de frayer sa route. Il avait eu des succès de collège, il aimait les lettres et vint à Paris. Nul n’avait moins d’expérience que lui, — il n’en eut jamais ; — il était timide, naïf, confiant, un peu « gobe-mouches.» Lui aussi, il avait lu Balzac et il y croyait. Il tomba mal en débarquant à Paris. Avec la bonne foi d’un novice, il crut avoir trouvé des frères d’armes parmi ceux qui s’initiaient alors à l’étude des lettres en menant la vie de bohème. Philoxène Boyer faisait danser les écus; c’était une proie, on ne le lâcha pas. A ses vers, on battait des mains; à sa prose, on s’extasiait; on lui promettait la célébrité; il n’avait qu’à allonger la main pour saisir la couronne immortelle. Mais dans cette ville de Paris oisive, tout à ses plaisirs, dédaigneuse des chefs-d’œuvre, il ne suffit pas d’avoir