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et l’appela. Derrière le corbillard qui l’emportait on eût vainement cherché ceux qui, dans les soupers des Trois Frères provençaux, choquaient leurs verres, en criant : « Vive Philoxène ! »

Souvent, dans les restaurans infimes où il allait chercher un repas au prix de douze ou quinze sous, Philoxène Boyer rencontrait un garçon singulier qui passait une blouse par-dessus ses vêtemens pour venir s’asseoir autour des tables où mangeaient les hommes de peine. C’était Charles Barbara, une des imaginations littéraires les plus sombres que j’aie connues. Celui-ci non plus ne fut pas heureux, et ce n’est ni le courage, ni le talent qui lui faisaient défaut. Edgar Quinet a dit : « Le talent, le génie même ne sont que des promesses; il y faut joindre l’étoile : où elle manque, tout manque. » Je ne sais où était l’étoile de Barbara lorsqu’il naquis, emportée, pulvérisée sans doute par une tempête uranienne : elle n’a jamais paru, et il l’a vainement cherchée. Il était le fils d’un luthier de province; il avait appris la musique et jouait bien du violoncelle. Je crois que, dans certains jours de pauvreté, il s’est glissé le soir parmi les musiciens de quelque petit théâtre et a fait sa partie dans l’orchestre. Il était venu à Paris en quête d’une position et était tombé dans les lettres, pour lesquelles il se sentait des aptitudes. Il avait côtoyé les compagnons de la bohème et n’avait pas dû leur apporter de nouveaux élémens de gaîté, car il avait une tristesse naturelle que la dureté de sa vie n’était pas pour affaiblir. Il avait de la lecture et comme il avait fait une étude particulière de Diderot dont la langue un peu sèche, mais vigoureuse, lui plaisait, Mürger en faisait cas et disait : « Il s’est nourri de la moelle des lions. » Pour Mürger, en effet, dont l’ignorance était insondable, avoir lu les œuvres de Diderot, c’était avoir plongé au profond des connaissances humaines. Barbara était moins facile à satisfaire, il travaillait et était un lecteur assidu des bibliothèques publiques. Était-il indemne d’esprit? Je ne le crois pas. Son frère, atteint d’une maladie nervoso-mentale, avait essayé de se brûler la cervelle et n’avait réussi qu’à se faire une blessure au front; quant à lui, il me semble que la sinistre fée de la mélancolie lui avait soufflé sur la cervelle, il était si triste, parfois si lugubre, si effarouché, on avait tant de peine à l’apprivoiser, ses conceptions étaient si étranges dans le terrible que j’ai toujours cru que la prédominance nerveuse était, chez lui, trop considérable. Malgré sa sobriété, — c’était un buveur d’eau, — il y avait en lui quelque chose d’Edgar Poë; comme l’Américain, il cherche dans l’horreur son principal élément littéraire, et n’a d’autre souci que de donner le frisson au lecteur. La vie semble lui apparaître comme une lutte permanente et sans merci contre une divinité impitoyable qui reprend des forces à mesure qu’on la terrasse. Son existence, en effet, ne fut qu’un combat contre la misère