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fortune, la tête pleine de vers, comme un oiseleur qui apporterait des oiseaux dans sa cage. Les oiseaux avaient beau chanter, la fortune passait outre et ne s’arrêtait pas à les écouter. Les chansons n’étaient point désagréables cependant, et le Voyage au pays du cœur n’a pas déplu aux gens de goût. Eggis y a parfois glissé quelques-unes de ces excentricités que repousse la pruderie française, mais qui sont de fines plaisanteries en Allemagne :


Les abeilles des bois sentent pousser leur dard ;
C’est le temps de chanter les baisers et les roses,
Fleurs du jardin des cieux dans nos fanges écloses,
Et de se restaurer de petits pois au lard.


Il ne faudrait pas le juger d’après cette boutade ; ses vers sont d’un jeune homme de vingt et un ans que le lyrisme emporte, mais ils sont bien faits, de vive facture et viennent d’un poète. J’avais recommandé Eggis au Moniteur universel. Louis de Cormenin n’y était déjà plus, et malgré la volonté exprimée par le ministre Fould de n’attirer que des écrivains « connus et aimés du public, » j’avais pensé qu’un homme sachant plusieurs langues étrangères de leste prose et ayant besoin de gagner sa vie, pourrait être utile à un journal officiel. Je m’étais trompé. L’employé qui reçut Eggis était un malotru. Il mit Étienne Eggis à la porte par les épaules, ou peu s’en faut. Je me fâchai, je pris l’affaire à mon compte et j’exigeai des excuses qui ne furent point ménagées à Eggis. Des excuses, pas plus que ses vers, ne lui donnaient à vivre il disparut. Pendant longtemps et en toute occasion je m’informai de lui ; nul ne put me répondre, nul ne savait ce qu’il était devenu. Il y a une douzaine d’années, je reçus une lettre datée de Suisse et signée Étienne Eggis : « Vous souvient-il de moi ? J’arrive des bords du Gange ; j’étais cymbalier dans un régiment de cipayes. L’Inde monsieur, est un fort beau pays. » Depuis cette époque je n’ai plus entendu parler de lui.

Tout autre était Guillaume Lejean ; celui-là appartenait à la grande race des hommes qui découvrent les mondes et abordent, d’un cœur résolu, les continens inexplorés. Songeur, sérieux, peu débarbouillé, les yeux fichés en terre, il semblait suivre en sa pensée des routes mystérieuses dont seul il avait le secret. D’une sobriété d’anachorète, vivant d’une croûte de pain et d’un verre d’eau, couchant dans un galetas, toujours penché sur des cartes géographiques, il me disait : « Je suis dans l’opulence, » parce qu’il avait un revenu fixe de 1,500 francs. C’était un Breton,