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raison, cela ne serait pas très honnête de ma part : « Bon, répondait-il, ne leur dites pas que vous êtes marié. A quoi cela sert-il? » Et il n’en voulait pas démordre. A Richmond, je l’avais retrouvé et je lui avais parlé de mon désir de visiter l’exposition d’Atlanta. Le hasard faisait que lui-même s’y rendait le lendemain. Immédiatement il me propose de partir avec lui; il me fera visiter l’exposition en détail; le jour suivant, il me mènera voir ses plantations où je passerai deux jours et où je verrai les nègres à l’œuvre, puis je rejoindrai la bande où je pourrai, à Washington ou à Philadelphie. J’accepte avec enthousiasme et nous convenons de prendre nos derniers arrangemens pour l’heure du départ, le soir même, à un petit bal donné en notre honneur où nous devons nous retrouver. Mais à ce bal, il est pris par malheur d’un nouvel accès de patriotisme. Il s’empare de moi et, avisant une très jolie jeune fille, il me présente à elle en lui disant à demi-voix avec un sourire malicieux : « Il n’est pas marié, vous savez? » Puis il nous laisse là. Tout en riant, je crois devoir rétablir les faits, ce qui me vaut d’abord un beau compliment sur mon honnêteté, puis quelques minutes de conversation fort gaies. Mais lorsque je me mets à la recherche de mon ami le gentleman du Sud pour convenir de quelque chose avec lui, il a disparu. Convaincu sans doute que j’étais en train de m’assurer « combien elles sont gentilles, » il est parti, oubliant son invitation, et voilà comment je n’ai pas été à Atlanta étudier sur place la question des nègres.

Le petit bal dont je viens de parler a été un des épisodes les plus gais, et, sous un certain rapport, le plus original de notre voyage. Il nous a été offert, tout à fait en dehors des autorités constituées et des membres du comité, qui n’y ont pas été invités, dans une maison louée, à cet effet, par les dames ou plutôt, en réalité, par les demoiselles de la meilleure société virginienne. Il n’y avait, en effet, que quelques jeunes femmes servant de chaperons aux jeunes filles, suivant l’usage américain, qui permet à une jeune femme de chaperonner toute une bande de ses amies non mariées. De mères, peu ou point; je suis sûr qu’il n’y en avait pas dix dans la salle de bal, mais trente jeunes filles, en rang, attendaient les French guests. Sur ces trente, il y en avait bien trois ou quatre qui parlaient français ou à peu près, et, pour l’anglais, nous étions dans le même cas. Je laisse à juger si, en France, dans de pareilles conditions la conversation eût été froide. Eh bien! l’on me croira si l’on veut, à Richmond, elle a été des plus animées et, « les muets truchemens » ayant sans doute fait leur office, la soirée s’est prolongée fort avant dans la nuit. En rentrant à l’hôtel, nous étions tous rangés à l’avis de mon ami le gentleman du Sud. La jeune personne est une institution en Amérique comme les pompes à incendie, plus intéressante