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le réjouit et la femme aussi. Il est pour la nature, pour la liberté du cœur, pour la jeunesse ; en un mot, il est pour Horace, il est surtout pour Agnès, et contre Arnolphe par conséquent.

Cela n’a pas empêché de soutenir qu’il s’était peint dans ce dernier personnage, et là encore, comme pour le Misanthrope, je rencontre une théorie courante et qui est chose sacrée pour certains admirateurs de Molière. Arnolphe est le tuteur d’Agnès ; il l’aime, il est jaloux; il n’est pas aimé, cela suffit : Arnolphe est Molière, et probablement Agnès est Armande, et, — car il faut être logique, — Horace, cet Horace qu’avec tant d’impartialité Molière a fait si charmant, Horace, sans doute, sera cet impertinent abbé de Richelieu qui fut la première infidélité d’Armande !

Il suffit d’énoncer cette burlesque thèse ; elle se réfute d’elle-même. Rappelons cependant que, quand Molière composa sa pièce, il était en pleine lune de miel. Cette première infidélité dont je viens de parler ne date que de la Princesse d’Élide, qui est de 1664. Molière ne peut donc l’avoir pleurèe en 1662. Je soutiens au contraire que, dans toute cette guerre, dans la verve de l’École des femmes, dans les vives attaques de la Critique, dans les ripostes dédaigneuses, les parodies et les audaces de l’Impromptu, on sent partout la prestesse éveillée, l’éclat, l’entrain et les ressources d’un homme heureux.

Et pourquoi pas? Tout réussissait alors à Molière. Il avait conquis son public, il faisait de l’argent ; il venait d’épouser la femme qu’il aimait, elle allait le rendre père ; le roi le protégeait, lui livrait sa cour, il avait pour lui le champ... et le soleil.

On a voulu voir un aveu dans l’explosion :


Quoi ! j’aurai dirigé son éducation
Avec tant de tendresse et de précaution,
Je l’aurai fait passer chez moi dès son enfance,
Et j’en aurai chéri la plus tendre espérance ;
Mon cœur aura bâti sur ses attraits naissans,
Et cru la mitonner pour moi durant treize ans,
Afin qu’un jeune fou dont elle s’amourache
Me la vienne enlever jusque sur la moustache !


Mais ce n’est là qu’une rencontre, car rien ne diffère davantage que l’éducation d’Agnès et l’éducation d’Armande. On le sait du reste, celle-ci est celle que préconise le sage et excellent Ariste dans l’École des maris, c’est-à-dire qu’elle est le contre-pied de l’autre : Molière ne peut cependant être ensemble Ariste et Arnolphe.

Faut-il le répéter ? Molière ne s’est jamais identifié avec ses créations. Sainte-Beuve, à qui l’on ne refusera pas, certes, l’intelligence de Molière, a dit : « Il se sait autant que Montaigne, mais,