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ronge ; mais, quand il devrait longtemps échapper aux bombes et aux mines des « nihilistes, » que peut un homme, si résolu et si puissant qu’il soit, dans un état de plus de 20 millions de kilomètres carrés ? Un pareil empire n’est pas de ces domaines où l’œil du maître peut tout voir et suffire à tout. Quelle que soit son énergie, le souverain est condamné à l’impuissance ; après quelques efforts, faits d’ordinaire avec une ardeur et une ingénuité de novice, le plus confiant finit presque fatalement par se décourager, par se fatiguer, et se résigner au mal qu’il ne saurait empêcher. Le souverain, en effet, ne peut gouverner, ne peut administrer surtout, que par les mains et les yeux d’autrui, et l’administration centrale, la cour et le haut tchinovnisme sont précisément les plus intéressés au maintien des abus et des anciennes pratiques. Déjà, s’il faut en croire la voix publique, les spéculations et les prévarications, l’agiotage et les tripotages ont recommencé silencieusement autour et à l’insu de l’honnête Alexandre III.

En prenant possession du ministère de l’intérieur, le général Ignatief avait fait, au nom de l’administration impériale, une sorte de confession officielle[1]. Le ministre rejetait solennellement une bonne part de la responsabilité des attentats qui ont troublé la Russie, sur la négligence de la plupart des fonctionnaires, sur leur indifférence au bien de l’état, sur leur improbité. Rappelant à leur devoir tous les serviteurs du tsar, le comte Ignatief promettait, au nom d’Alexandre III, de poursuivre toutes les malversations, d’extirper partout la corruption et de châtier d’une manière exemplaire les coupables. Malgré certains actes de louable sévérité, on ne saurait dire que ce programme du nouveau règne ait encore été rempli, on ne voit même guère comment il pourrait l’être tant que durera le régime en vigueur. Le gouvernement, en effet, n’a d’autre instrument que son administration, et, ainsi que nous le disions plus haut, toutes les mesures de défense et de protection, prises en faveur de l’autorité et de ses agens, tournent d’une manière inévitable au profit des abus administratifs, ainsi protégés officiellement contre toutes les attaques et les poursuites du public.

Une des choses qui m’ont toujours le plus frappé en Russie, c’est le peu d’ascendant moral de l’administration et des fonctionnaires. Les vices de la bureaucratie russe expliquent ce phénomène, inattendu en un pareil pays. Le Russe, le moujik ou le citadin, si longtemps victime d’abus séculaires, croit toujours que, dans la sainte Russie, l’or est une clé qui ouvre toutes les portes. Des agens du pouvoir et des instrumens de la loi, la méfiance populaire s’élève

  1. Circulaire au gouverneurs de provinces du 6 mai 1881 (ancien style).