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on retrouve en eux les hommes de leur profession ! et s’il croit qu’il suffise à nous les caractériser d’avoir mis dans la bouche de Duveyrier quelques phrases bêtement solennelles sur « la nécessité d’opposer une digue à la débauche qui menace de submerger Paris, » ou de nous avoir montré Bachelard traitant son monde dans « des dîners à trois cents francs par tête, dans lesquels il soutenait noblement l’honneur de la commission française ? « L’intérieur, c’est justement ce qui échappe à M. Zola. S’il n’y a rien de si grossier que sa physiologie, il n’y a rien de plus mince que sa psychologie. Cependant, de la conception naturaliste du roman, ôtez la psychologie, qu’en reste-t-il ? Rien.

Cette impuissance d’observer a ses causes, et j’arrive au dernier reproche que l’on doive adresser à M. Zola, celui qui contient, en réalité, tous les autres et dont nous n’avons fait jusqu’ici que signaler des conséquences. Si M. Zola manque de goût et d’esprit, comme s’il manque de finesse psychologique, c’est que M. Zola manque de sens moral. Je n’en voudrais pour preuve, (à prendre le mot dans son acception ordinaire), que cette scène de Pot-Bouille où les demoiselles Josserand, sous l’œil commandant de leur mère, enivrent leur oncle Bachelard pour lui arracher une pièce de vingt francs. On s’est récrié, non sans raison, sur vingt autres endroits de Pot-Bouille ; si j’avais cependant une scène ignoble à désigner entre toutes, c’est encore celle-ci que j’indiquerais. Mais plutôt que de traîner l’imagination du lecteur sur de semblables pages, il vaut mieux essayer d’élever un peu la question et dire que nous oublions cette scène et tant d’autres quand nous avançons que M. Zola manque de sens moral.

Le sens moral, pour nous, c’est proprement le sens humain ou, pour parler plus clair, le sens de ce qu’il y a dans l’homme de supérieur à la nature. L’homme fait bien moins partie de la nature qu’il ne s’en sépare et qu’il ne s’en distingue. Et M. Zola lui-même ne peut pas nier qu’il faille qu’un tel sens existe, puisque, s’il n’existait pas, la seule excuse que M. Zola puisse donner de ses excès de plume, — qui est que présenter aux hommes la face la plus hideuse du vice, c’est leur apprendre à le détester, — tomberait, et ne serait plus qu’une mauvaise plaisanterie. Mais s’il soupçonne ou s’il suppose, pour l’avoir entendu dire, qu’il existe en effet un tel sens, il n’est que trop certain qu’il ne le possède pas. Je ne sais quel humoriste a prétendu que, quand nous disions d’un homme qu’il est « cruel comme un tigre, » ou « têtu comme un âne, » « vicieux comme un singe, » ou « lascif comme un bouc, » c’était l’animal qu’en réalité nous insultions. Le tigre, en effet, ou le singe, ne font que suivre leur nature ; ils ne sont ni vicieux ni cruels ; l’un est singe et l’autre est tigre. Le vice ne consiste pas du tout, comme le croient beaucoup de gens, à poursuivre la satisfaction d’un instinct, mais à chercher la satisfaction de cet instinct aux dépens