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contraire. Son rêve grandit par les moyens mêmes dont elle s’est servie pour s’en délivrer, et l’image de son invisible amant a pris désormais une forme humaine ; ce n’est plus Trilby, le lutin du foyer, c’est un beau jeune homme dont le fantôme la poursuit de ses reproches passionnés. Jeannie résiste victorieusement à cet amour qu’elle ressent et dont elle a terreur, qu’elle refuse à la fois d’avouer et de maudire. Inutile victoire ! le rêve a maintenant rempli toute son âme, en sorte qu’en triomphant de la tentation, c’est elle-même qu’elle tue. Un défaut fréquent de ces sortes de récits est de tomber trop aisément dans l’allégorie, et ici ce défaut était d’autant plus à craindre que le fait psychologique qui en fait le sujet était plus transparent, et cependant il n’en arien été ; c’est bien un vrai conte merveilleux que nous lisons et non une ingénieuse histoire morale. Il y a là mille détails de la plus heureuse invention et où se trahit un hôte familier du pays des fées ; le récit en particulier que fait Trilby à Jeannie des misères de son exil, des nids qu’il a partagés avec les petits des oiseaux, des demeures souterraines qu’il a disputées au mulot, des lits de mousse où il a cherché un abri contre le froid, est vraiment digne des lutins de Shakspeare. Dans aucune de ses œuvres non plus Nodier ne s’est montré paysagiste plus remarquable. Les luttes de la lumière et du brouillard, si fécondes en spectacles féeriques, les vapeurs abondantes et denses de la terre et des lacs qui dressent aux sommets des montagnes ou suspendent à leurs flancs ces illusions de paysages et d’architectures fantasques que dans nos pays du midi nous cherchons dans les nuages, tous ces phénomènes de la brumeuse Écosse ont été rendus par Nodier dans tous leurs contrastes avec une richesse de coloris d’une surprenante variété. Enfin la manière dont l’élément fantastique a été conduit et ménagé est des plus remarquables. Le fantastique dont Nodier s’est servi pour écrire Trilby est celui-là même dont Cazotte a donné chez nous le plus irréprochable modèle, fantastique précis, repoussant tout luxe de détails féeriques et toute exagération de diablerie, fantastique qui est tellement dans le tempérament de notre génie national et dans nos dispositions héréditaires d’imagination, que deux Allemands, dont l’origine française n’a pu être effacée par le génie de leur pays d’adoption, Chamisso et Lamotte-Fouqué, l’ont pratiqué d’instinct. Que Nodier, en écrivant Trilby, ait songé à Cazotte, cela est indéniable, car non-seulement il s’est proposé le même sujet fantastique, mais il lui a fait un emprunt très direct, quoique adroitement dissimulé. Quand Trilby insiste auprès de Jeannie pour qu’elle lui dise seulement : « Oui, Trilby, je t’aime, » il ne fait que se rappeler, le : « Dis-moi, je t’en prie, dis-moi : Cher Béelzebuth, je t’adore, » du Diable amoureux.