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fallut de bien peu qu’Alexandre ne devînt le maître incontesté de l’Inde ; il eût suffi aux Macédoniens de ne pas se laisser intimider par ce fantôme de roi « qui tenait toute la terre sous l’ombre de son parasol, » mais qui n’avait jamais eu à combattre une armée grecque. Comment, en effet, supposer qu’Alexandre, avec ces soldats aguerris de la Grèce et de la Macédoine, avec ces cavaliers de la Bactriane qu’il avait si habilement fondus dans son armée, eût été moins heureux dans une lutte entreprise contre les Hindous de Delhi et de Bénarès que Mohammed Cassim, le premier conquérant arabe, que Mahmoud le Ghaznévide, que Mohammed-Ghouri, le fondateur de la dynastie ghourienne, que Tamerlan, Baber et Nadir-Shah ? L’Inde n’a jamais su se défendre par elle-même ; il est dans sa destinée d’appartenir à tous les envahisseurs. Alexandre avait donc raison quand il disait à ses généraux : « Les peuples de l’Inde ne songent qu’à se débarrasser de notre présence ; ce sont eux qui répandent tous ces bruits mensongers que votre crédulité trop facile accueille. Que ne vous disait-on pas des gorges infranchissables de la Cilicie, des plaines brûlantes de la Mésopotamie, du cours impétueux du Tigre et de l’Euphrate ! Le Tigre, nous l’avons passé à gué ; sur l’Euphrate nous avons jeté un pont ; et les éléphans, qui devaient, comme autant de murailles vivantes, nous barrer le chemin, et l’Hydaspe avec ses écueils, son rapide courant, ses flots débordés, et tant d’autres obstacles grossis à plaisir, les avez-vous vus suspendre notre marche un seul jour ? Croyez-moi, si les fables avaient la vertu de nous vaincre, il y a longtemps que nous aurions été chassés de l’Asie ! »

De quel discernement ne doit pas être doué l’homme que sa situation oblige à se tenir également en garde contre une folie gratuite et contre des appréhensions sans fondement ! L’histoire est remplie de sages avertissemens méconnus, de désastres. au-devant desquels une présomptueuse arrogance courut tête baissée ; elle n’aurait peut-être pas à enregistrer moins de défaillances funestes, provoquées par la crainte de dangers purement imaginaires. Quand Alexandre exposait avec tant de feu ses projets aux soldats harassés qui refusaient, dans leur abattement, d’y souscrire, quel intérêt si grand pouvait-il donc invoquer pour les convier aux fatigues périlleuses d’une nouvelle campagne ? « Il nous faut perdre, disait-il, tout le fruit de nos travaux, ou nous résoudre bravement à les poursuivre. Si nous essayons de battre en retraite, nous donnons à nos ennemis le signal qu’ils attendent : un soulèvement général éclate à l’instant derrière nous ; de l’Hyphase à la mer d’Hyrcanie, nous ne rencontrerons plus que des peuples en armes ; les Scythes eux-mêmes seront prêts à les seconder. Marchant au contraire en avant, il nous faut quelques jours à peine pour atteindre le Gange ; ce