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de leur emprunter leurs noms pour les appliquer aux êtres de sa création. » — Mais justement Victor Hugo, dans une note de Cromwell, a protesté contre cette théorie, sans compter ces excellentes phrases qu’il a faites et que nous avons citées, sur la différence de la fausse « couleur locale » et de la vraie ! Mais il nous invite lui-même à le critiquer l’histoire en main, et non-seulement par ses préfaces, mais par ce perpétuel spectacle du décor et des costumes prétendus historiques ! . — Hé ! sans doute, il nous offre des verges pour le frapper, mais nous les refusons. Pourquoi nous armer de sa doctrine contre son œuvre, puisque nous n’en sommes pas dupes ? Il nous suffit de constater le désaccord, et qu’il est irrémédiable ; nous négligeons de soulever le costume, sachant qu’il n’y a rien dessous.

Rien ! — faut-il le redire ? — c’est une façon de parler ; rien, si l’on cherche des hommes et les héros d’un drame ; mais ces costumes, encore une fois, recouvrent des idées. Ces idées sont éloquentes, ces idées sont poètes ; non poètes dramatiques, mais épiques et lyriques, et comme telles, elles parlent la langue de la première Légende des siècles. Dramatiques, à vrai dire, comment le seraient-elles ? Des idées ne peuvent exprimer qu’elles-mêmes, en des manières de monologues ; elles n’ont point de passions ; elles ne souffrent pas, elles ne jouissent pas, elles ne se battent pas entre elles. Le drame, dans Torquemada, s’il en existe un, reste à l’état d’ébauche, et d’ébauche informe, On le devine à voir ce prologue de 78 pages pour quatre actes qui, ensemble, n’en comptent que 125. A peine si, dans le premier acte et dans le troisième, l’amour inquiet du vieux courtisan pour son petit-fils menacé par le roi fournit une apparence de situation dramatique. Cependant Victor Hugo, s’il a moins que jamais l’imagination psychologique, laquelle seule enfante le drame proprement dit, garde encore cette imagination théâtrale qui produit de beaux effets de mise en scène : la descente de Torquemada dans l’in-pace, devant les moines assemblés, et la visite des juifs, le grand rabbin en tête, à Ferdinand et à Isabelle, fourniraient de magnifiques motifs à un imprésario d’opéra. Mais, j’y reviens, c’est l’expression épique ou lyrique des idées qui fait la valeur de l’ouvrage. La langue, d’une richesse qui exclut souvent le choix, mais aussi d’un éclat et d’une solidité incomparables, au moins dans plusieurs passages ; le rythme aussi, d’une magnificence et d’une sûreté prodigieuses, au moins dans ceux-là, indiquent nettement que ce drame ne date pas de ces dernières années, mais qu’il doit être resté, depuis un quart de siècle environ, dans les cartons du poète comme une grandiose esquisse : il est postérieur de peu, s’il l’est en effet, à la première Légende des siècles. La méditation de Torquemada dans le prologue, son entretien avec François de Paule au deuxième acte ; au troisième, son prône effrayant devant le bûcher, — autant de morceaux