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les applaudissemens des désœuvrés du monde ou les approbations du tête-à-tête ; bien plus, il ne reculait pas devant la corvée de copier ses Nouvelles de sa meilleure écriture sur papier de petit format, il les faisait relier chez Bauzonnet ou chez Capé et les offrait à ses admiratrices ; — homo duplex, — très raide ou très souple, selon les circonstances et surtout selon les gens. Lorsque je lui fus présenté pour la première fois, j’avais dix-huit ans et j’étais fort ému d’une telle bonne fortune ; il s’en aperçut, voulut m’étonner et m’adressa une question qui méritait et qui obtint une réponse brutale. Lorsque je le retrouvai une douzaine d’années plus tard, je lui rappelai le fait, il en rit beaucoup et parut étonné que j’en eusse conservé une impression mauvaise que, du reste, le temps n’a pas effacée. Dans le monde, il avait bonne tenue, quoique un peu contrainte et préparée ; il ne parlait guère, comme s’il se fût méfié de lui. Ébloui par les grandeurs et volontiers obséquieux, il n’épargnait pas les témoignages de respect lorsqu’il était en face de l’impératrice, mais ne se gênait guère, quand il en parlait, pour dire : « La dernière fois que j’ai vu Eugénie… » Des observations lui furent adressées à cet égard ; il n’en tint compte et ne s’aperçut jamais qu’on le raillait quelque peu de cette familiarité de parvenu. Victor Cousin disait : « Mérimée, c’est un gentilhomme. » Il est tout simple que Victor Cousin ait eu cette opinion, mais elle lui reste personnelle. Ni dans les allures, ni dans le langage, ni dans les goûts, Mérimée n’avait rien qui lût de l’homme de race ; tout prouvait en lui, au contraire, qu’il était voulu, guindé et qu’il s’efforçait de ne point se départir d’une attitude étudiée. Il avait appris sa leçon et tâchait de ne point l’oublier. Je l’ai vu quelquefois en même temps que le comte de Morny ; le contraste était éclatant, et l’aisance de l’un faisait ressortir les façons empruntées de l’autre. Il avait la manie de se faire habiller en Angleterre, et ses vêtemens, coupés sans grâce, solidement cousus, de drap résistant, augmentaient encore la raideur qu’il croyait de bon ton d’affecter. Il était de taille moyenne et bien bâti ; le haut du visage était très beau ; le front ample et des yeux magnifiques révélaient l’intelligence et les aspirations élevées ; mais le nez en groin, la bouche sensuelle, les maxillaires épais indiquaient la grossièreté des appétits auxquels il n’a pas toujours résisté. Dans l’intimité, lorsque l’on était entre hommes, après le dîner, fumant et bavardant à la volée, Mérimée déployait un cynisme extraordinaire. Je ne suis pas prude, les anecdotes grasses ne me choquent pas ; les maîtres en langage rabelaisien, en comparaisons salées, en images trop réalistes, ne m’ont jamais fait peur, et souvent je leur ai donné la réplique ; mais chez Mérimée il y avait une richesse d’expressions, une abondance de détails, un fini de description qui me suffoquaient. Jamais il ne riait quand il pataugeait à travers les