ils se lèvent convulsivement. Alors le principal derviche commence une litanie, et tous les disciples y répondent par un grognement qui n’a rien d’humain. Des lionnes ou des hyènes pourraient répondre ainsi. Quelques spectateurs musulmans se détachent de notre groupe et se joignent à la cérémonie en murmurant « Allah, Allah ! » aux répons. La lamentation s’accentue ; la musique, d’un rythme étrange, et saisissant, soutient la mesure à coups redoublés de tambourin. On ne peut rien entendre de plus déchirant que ces appels à Allah, ces soupirs poussés comme un immense gémissement. O les admirables visages, les merveilleux types de souffrance, d’extase, de douleur folle, de désirs suprêmes, d’indicibles angoisses ! L’expression humaine ne peut atteindre plus loin, ni être plus intense. À ce moment du drame, comme le cercle de frénétiques s’agrandit, recule sur nous qui les regardons, adossés au coin de la salle il me vient comme une vision de ces créatures féroces, hurlantes, haletantes, se retournant sur nous comme sur une proie. En quelques secondes, les chiens de chrétiens seraient mis en pièces sans secours possible. Nous sommes une vingtaine à peine de pauvres touristes étriqués, gênés, faibles et ridicules, dans nos vêtemens européens, et nous serions rapidement passés à l’état de légende. Devant nous, la force brutale, développée, splendide, les mouvemens libres et forts comme ceux de la panthère, puis la passion le magnétisme nerveux et religieux excité au plus haut point. Leurs torsions, leurs cris sont de la frénésie, mais une frénésie réglée, domptée, voulue, qui a quelque chose de plus redoutable qu’une rage spontanée. On sent que ce que ferait l’un de ces démons, — démon pour l’instant, — serait immédiatement suivi par d’autres. Mais tout cela reste à l’état de vision. Nous ne passerons pas à la postérité dans le récit d’un célèbre massacre. Les lamentations cessent, les hurlemens s’éteignent, la musique s’arrête. Calmés comme par enchantement, les derviches tordent leurs chevelures éparses, sous les enroulemens de leur turban de mousseline, et tout est fini. Nous sortons. Presque aucun des spectateurs ne partage mon enthousiasme. Les bommes ont trouvé la séance ridicule ou déplaisante, les femmes sont dégoûtées ou terrifiées. En même temps sort un étrange personnage qui, pendant la cérémonie, s’était livré aux plus effrayantes contorsions. Tantôt il se roulait à terre comme un épileptique, tantôt, accroupi, il balançait le haut de son corps avec la souplesse d’une liane. A la fin de la séance, chaque derviche était venu humblement lui baiser la main et comme implorer sa bénédiction. C’est un nègre, noir d’ébène, à la vaste bouche ouverte, laissant voir des dents éblouissantes, aux yeux d’un brillant extraordinaire ; type de férocité et d’exaltation singulière. Sur la tête, un immense châle blanc, replié plusieurs fois sur son turban blanc
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