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vers le soleil levant, restera pour moi comme le souvenir d’une douloureuse déconvenue. Je ne l’ai pas reconnu, et est-il quelque chose de plus humiliant que de méconnaître à première vue l’objet d’une longue et ardente curiosité, que dis-je, d’une ardente passion ? La chaleur est devenue très forte. Nous sommes reconnaissans de nous trouver à l’ombre dans la petite maison de repos, construite par l’ex-khédive au pied de la grande pyramide et dont l’ignoble tournure de guinguette abandonnée avait excité notre colère, lors de notre arrivée ce matin. Le panier de provisions apporté de Shepheard, et surtout la fraîcheur, nous restaurent. Nous sommes de force à lutter contre les importunités des Arabes qui réclament des bakchichs et qui cherchent à nous vendre des antiquités fausses. Mais la grande ombre, gigantesque horloge qui, depuis soixante siècles, marque l’heure en Rallongeant, nous avertit qu’il se fait tard. Aussi bien, l’immensité de ce que nous avons vu nous a extrêmement fatigués ; nous ne savons plus ni jouir ni comprendre. Au loin, un orage qui s’amasse au-dessus du Caire y fait passer des lueurs magiques. Le ciel est d’encre, la falaise du Mokhattan reluit, blafarde comme de l’argent, et au-delà le désert se fond dans des brumes sans fin.


5 janvier.

J’avais été l’autre matin présentée à la vice-reine, qui m’avait reçue avec beaucoup de bonne grâce, et cette première visite dans un harem m’avait fort amusée. Mais son palais est d’un goût si européen et par conséquent si peu agréable pour nos yeux, que j’en avais rapporté un certain désappointement. Le khédive et tous les princes de la famille n’ont qu’une seule femme, et le ménage du vice-roi est un modèle de bonne entente, d’économie et de sagesse. Les quatre ravissans petits enfans de la vice-reine sont élevés avec sévérité par elle et par des gouvernantes européennes. Aujourd’hui, je vais avec Mme A… -Bey chez une autre princesse : celle dont la vie, le caractère, les habitudes sont restés plus traditionnellement turcs que chez toutes les autres. Quoiqu’elle soit loin de la première jeunesse, la veuve de Saïd-Pacha, l’avant-dernier khédive, est une des femmes les plus imposantes que j’aie rencontrées. Très grande, la démarche royale, lies yeux doux et profonds, le tour du visage fort et plein, elle a dû être dans sa jeunesse d’une rare beauté. Elle est née Circassienne, et n’a jamais parlé que le turc et l’arabe. Malgré la difficulté d’une interprétation dont mon aimable guide se tire pourtant à merveille, je trouve un grand intérêt à causer avec elle, tant elle est intelligente et bienveillante. Il est si difficile de franchir « le mur de la vie privée » sans indiscrétion que