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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/382

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constance de ses convictions datait de loin. Il avait servi d’exemple à plus d’un dans les années de sa jeunesse, sans bruit, sans apparat, avec la simplicité d’un devoir pieusement accompli. La dernière heure pouvait le surprendre ; le chrétien était prêt.

En peu de jours il avait dû cesser ses promenades ; puis il avait fallu garder la chambre ; enfin le mal l’avait relégué dans son lit. Entouré de sa famille, embrassant chaque jour ses petits-enfans, il avait commencé de demander les lectures qu’il avait préparées de si loin. Il les écoutait l’âme ravie, les accompagnant d’une pensée, d’un mot, d’une admiration ou d’un remercîment à celle dont il suivait la voix. Il ne s’en laissait détourner que par le souvenir de quelque ami. Son cœur demeurait ouvert : s’il entendait prononcer un nom, s’il se doutait qu’on lui cachait la présence d’un de ceux qu’il aimait, il exigeait qu’on l’amenât auprès de son lit. À chacun il sut dire une parole d’adieu douce et forte ; sa vie repassait devant lui et ne lui ramenait ni regrets ni remords. Avec les visages aimés, il revoyait non plus ses luttes politiques, — il est des heures où certaines querelles se rapetissent à leur vraie mesure, — mais ses efforts pour le repos de son pays, pour la réforme des abus, pour la défense de ceux qui souffrent ; il se reprenait à aimer le barreau d’un respect plus tendre, il lui adressait un dernier adieu, il était heureux de revoir celui qui, dans des jours de sang, avait ajouté une page glorieuse aux annales de l’ordre, il remerciait tous ceux qui l’avaient aidé à faire un peu de bien ici-bas. Il ne souffrait pas qu’on lui rappelât sa vie. Jusque dans la mort il redoutait la flatterie et allait jusqu’à recommander au bâtonnier, lorsqu’il parlerait de lui, de se souvenir qu’il n’avait jamais été qu’un homme secondaire. Il se détachait peu à peu de tout ce qui n’était pas le cœur ou la foi. L’amour des siens interrompait seul sa méditation devant la mort. « Je sens, dit-il dans les dernières heures, que je m’élève de plus en plus au-dessus de moi-même. »

Puis la lecture des morceaux de Bossuet et des passages de l’évangile recommençait auprès de ce lit où, malgré ce déclin des forces, une âme veillait toujours. Les heures s’écoulaient, la vie se retirait peu à peu. Un matin, il interrompit les prières et demanda le Credo, ce fut le dernier mot sorti de ses lèvres ; peu d’instans après, il cessa d’entendre, enfin le souffle s’arrêta. C’est ainsi que mourut, le 27 juin 1881, cet homme d’état dont nous n’avons pas la prétention de juger la place, mais qu’il nous est assurément permis d’appeler, après avoir montré la suite de sa vie, « un grand homme de bien. » C’est le titre, ses amis le savent, qu’il aurait prisé le plus haut.


GEORGES PICOT.