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amour qui souffle où il veut trouve en soi sa propre règle. L’homme, en vertu de ce principe d’amour et de grâce qu’on représente comme supérieur au droit, s’est cru trop souvent, autorisé à imposer sa volonté aux autres par amour de leur perfection et de leur bonheur[1].
Si, pour échapper à l’arbitraire du mysticisme théologique, le moraliste essaie de faire appel à des considérations esthétiques, plus humaines, plus concrètes et plus sensibles, on n’aura encore pour critérium de la moralité qu’un sentiment du beau susceptible d’interprétations contraires. Il y aura, dans l’art de la vie comme dans les
- ↑ La morale de M. Ravaisson n’est pas sans de curieuses analogies avec celle de M. Renan. On a pu voir dans les doctrines de ce dernier, surtout dans celles qu’il professait naguère, un exemple des conséquences pratiques auxquelles aboutit ce principe peu sûr de la charité, de la grâce, de l’inégalité providentielle : morale de renoncement au droit, d’absorption en autrui, de sacrifice, de dévoûment à ses « supérieurs, » en qui seuls on jouit ; enfin, dédain des vertus juridiques, « plébéiennes et démocratiques. » Quand M. Renan, en 1872, rêvait pour la France, une restauration politique et un retour à la royauté traditionnelle, il ne prêchait pas d’autre doctrine dans son livre sur la Réforme intellectuelle et morale. A l’esprit de la révolution française, fondée selon lui sur l’égoïsme, il semblait alors préférer les vertus chevaleresques du moyen âge, fondées sur l’amour. C’est en des termes semblables et presque à la même époque que M. Ravaisson opposait au culte de la « personnalité, » qui fut celui de la révolution française, l’idéal chevaleresque du dévoûment, « Idéal, trop souvent démenti sans doute par la réalité, disait-il, mais que n’en réalisèrent pas moins, dans toute sa hauteur, les Boucicaut, les Bayard, tant d’autres Boucicaut et Bayard que nos pères ont vus et que nous voyons encore. » (Discours prononcé au lycée Louis-le-Grand en août 1873, p. 5. ) « Quand la révolution française, ajoutait-il, renversa l’ancienne société, beaucoup la comprirent comme l’inauguration, en vertu du droit, jusque-là méconnu, d’une ère où, désormais, les gens n’auraient enfin à vivre que pour eux-mêmes. Au nom d’une nouvelle science sociale, suivant laquelle il suffirait pour faire le bien de tous que chacun songeât à soi, — et ce serait là pour l’humanité aussi bien que pour la nature tout le secret de la Providence, — la personnalité se crut autorisée à décréter sa propre apothéose. De là sont issus, dans notre pays, plus de désordre et de maux qu’en nul autre. » À ces « théories plébéiennes » devaient succéder, selon M. Ravaisson, « les pensées généreuses qu’on peut appeler royales et divines. » — « Si la France doit renouer la tradition de son antique gloire, ce sera lorsque, pour conduire la foule, dont c’est le premier intérêt de n’être pas livrée, ignorante, à sa propre conduite, une nouvelle élite se sera formée, digne d’une telle fonction, c’est-à-dire ayant pour maxime, comme tous ceux à qui il fut donné de fonder ou de relever sur des bases solides des cités ou des empires, de n’amasser que pour répandre, de n’être riches que pour faire des largesses, forts que pour secourir et grands que pour élever » (Discours à Louis-le-Grand, p. 5, 14 et 15). — Quelque haut que pût être l’idéal proposé par M. Ravaisson à la nouvelle aristocratie ou à la royauté nouvelle, il est permis de se demander s’il n’y a pas aussi de la grandeur et plus de sûreté dans les vertus démocratiques, qui se ramènent au culte du droit, de la personnalité individuelle, de l’égalité entre les personnes. Le droit, tel que l’a compris la révolution française, ne consiste nullement, comme le soutiennent MM. Renan et Ravaisson, à ne « songer qu’à soi, » à ne vivre « que pour soi ; » il consiste au contraire à considérer ce qui est dû aux autres aussi bien que ce qui nous est dû à nous-mêmes, à respecter en eux comme en nous cette « personnalité » que l’on nous représente à tort comme un principe d’égoïsme, inférieur à l’impersonnalité de l’amour et de la grâce.