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dans la conscience par une plus grande somme de satisfaction et de bonheur. Considérez la société : quand l’état de paix succède à l’état de guerre, quand les hommes et les peuples s’aiment et s’aident au lieu de se haïr et de se faire obstacle, le supérieur est né de l’inférieur ; y a-t-il eu pour cela création mécanique de force ? Non, mais une répartition et une circulation meilleure, une harmonie de consciences au lieu d’une lutte. Étendez la loi du progrès au monde : elle ne supposera pas nécessairement une violation des lois mécaniques. Il faut transformer le plus de matière possible en pensée et en sentiment ; or, cela n’est pas inconcevable, puisqu’en fait le fond quelconque de l’existence, — la matière, si l’on veut, ou, si l’on aime mieux, l’activité qui est en toute chose, — pense et sent en nous. Peut-être, dans l’univers, les forces qui s’ignorent encore arriveront-elles peu à peu à se connaître, puis à s’entr’aider et à s’organiser. Que de forces ou de combinaisons possibles des forces qui ne sont pas encore parvenues à la conscience d’elles-mêmes ? C’est seulement depuis cent ans que l’électricité (qui, pourrait-on dire, avait dormi des siècles dans l’inconscience) est arrivée à se connaître par l’intermédiaire du cerveau humain ; de découverte en découverte, on peut espérer une croissante domination de l’esprit sur la nature et une croissante union des volontés aujourd’hui aveuglément divisées.

L’apparition de la pensée réfléchie et de la volonté morale marque, dans l’histoire du monde, le moment critique où le monde prend conscience de ce qu’il devrait être et commence par là sa propre transformation, car l’idée du mieux est déjà une première réalisation du mieux et elle est le moyen d’une réalisation plus complète. Produit de la nature, l’homme peut trouver des raisons toutes naturelles et morales de croire que sa pensée et sa volonté réfléchies expriment la pensée et le vouloir spontanés de la nature entière. C’est, en définitive, à cette foi morale et naturelle que la foi mystique vient se réduire. Un des premiers savans de l’Allemagne terminait un discours resté célèbre sur les limites de la science par cette formule d’humilité intellectuelle, — aveu un peu découragé d’ignorance invincible : — Ignorabimus. Sans méconnaître les bornes, de la pensée, les êtres intelligens que l’univers a produits (et l’homme n’est sans doute pas le seul) peuvent cependant espérer de reculer toujours ces bornes, et, par l’intermédiaire de la pensée même, de porter toujours plus loin la subordination de la nature à l’idéal moral et social, par conséquent le progrès de l’inférieur au supérieur. Il nous semble donc que, si la devise de la science devant l’énigme des origines du monde est : Ignorabimus, la devise de la morale devant l’énigme des destinées du monde peut être : Sperabimus.


ALFRED FOUILLEE.