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physionomies mêmes qui n’y sont que touchées en passant, si peut-être elles ont moins de couleur, n’en, ont pas moins de relief. Macaulay n’a parlé qu’incidemment, dans son Essai sur Addison, d’Alexandre Pope et de Jonathan Swift ; c’est assez pour qu’on les reconnaisse ; quelques mots lui ont suffi pour les caractériser. Mais quelle peinture de Burke et de Sheridan pourrait faire oublier l’esquisse qu’il a tracée de l’un et l’autre de ces grands orateurs dans l’Essai sur Warren Hastings ?

Lorsque l’on domine de si haut sa matière, il est inévitable que l’on apporta dans la critique ce que j’appellerai des instincts de justicier, Les mêmes qualités de coup d’œil qui font que l’on démêle dans un grand sujet le principal d’avec l’accessoire ; font aussi que l’on discerne, dans les œuvres, le point fort d’avec le point faible, et dans les caractères, le trait fondamental d’avec les apparences superficielles. Une erreur commune en critique est de formuler des jugemens généraux qui enveloppent tout un homme, ou tout un temps et qui substituent ainsi dans l’appréciation des œuvres et des hommes une unité logique factice à la complexité réelle de la vie. On ne divise ni l’admiration ni le blâme. On condamne en bloc et on loue pour ainsi dire en tas. On se refuse à reconnaître qu’il peut y avoir jusque dans un chef d’œuvre, des parties qui seraient à peine dignes d’un écolier. On n’admet guère qu’il y ait dans un même très grand homme beaucoup de bassesse unie souvent à beaucoup d’élévation. Vous ne ferez jamais entendre à certaines gens que l’on puisse autant qu’eux, plus sincèrement qu’eux peut-être, admirer dans Voltaire ce qu’il y a d’admirable, mais néanmoins, y blâmer ce qu’il y a de blâmable, et professer autant de mépris pour la honteuse versatilité de son caractère que de sympathie pour les grandes causes dont il s’est trouvé l’avocat. Il y en a d’autres à qui vous ne persuaderez pas aisément que l’on puisse trouver que l’auteur de Tartufe et du Misanthrope écrit quelquefois, souvent même, selon le mot de Fénelon, presque aussi mal qu’il pense bien ; et l’aimer cependant d’une affection tout aussi sincère, quoique plus éclairée, que la leur. Je les renvoie à Macaulay. Ils trouveront des modèles de cette libre critique dont l’indépendance n’abdique ni devant la latent, ni devant le génie dans l’Essai sur Dryden, dans l’Essai sur Milton, dans l’Essai sur Goldsmith, dans l’Essai sur Johnson, dans l’Essai sur Bacon, et bien d’autres encore, où ils pourront apprendre que, pour se diviser et ne s’adresser qu’où il faut, l’admiration n’en est ni moins vive ni moins sentie ; mais la critique en est plus instructive et la justice mieux distribuée. L’Essai sur Johnson est peut-être, sous ce rapport, le plus curieux. Si l’on ne connaissait en effet la manière de Macaulay, on risquerait de s’y méprendre ; et, après l’avoir vu tourner le portrait du personnage à la caricature, le premier mouvement est de s’étonner quand il conclut qu’avec tous ses défauts