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Nous reprenons cette question au point où nous a conduit l’analyse critique de la philosophie positive[1]. Nous n’entreprendrons pas de reconstruire ici, au nom de la pensée spéculative, les objets d’intuition ou de croyance que cette critique a relégués dans la région des possibilités inaccessibles ou des pures chimères. Ce serait tout un système à développer contre un autre système. Nous ne prétendons traiter en ce moment la question qu’au point de vue de la pratique. Que deviendra la vie humaine sous l’empire exclusif de la foi scientifique ? Jusqu’à présent il n’est guère douteux, selon la remarque d’un auteur anglais qui s’est beaucoup occupé de cette question, que « les deux bases de la vie morale, chez les peuples occidentaux, n’aient été l’existence d’un dieu personnel qui la produit et l’immortalité de l’âme qui la perpétue. » Il faut y ajouter la foi à l’absolu du devoir, à une loi indépendante des conventions humaines, des races et des climats. C’était là un fond de doctrine, implicite dans les idées et les mœurs de notre civilisation, et comme fixé dans les instincts des générations. L’accord sur ces différens points existe, malgré des dissidences de détail, entre Platon et saint Augustin, Leibniz et Bossuet, Kant et le christianisme. Des philosophies fameuses, comme celles de Hobbes, de Spinoza ou de Voltaire, n’avaient pas réussi à extirper de la conscience humaine cet ensemble de croyances. Mais ce que la dialectique des idées où l’ironie n’avaient pu faire pour la grande majorité des hommes, restés fidèles à ces doctrines, ni pour la civilisation, constante à elle-même et à ses directions générales, la critique moderne, au nom de la science positive, est en train de l’accomplir. On assure qu’elle aura bientôt, selon une expression célèbre du XVIIIe siècle, « purgé l’esprit humain de toute matière superstitieuse. « Dès lors, on est e, droit de se demander ce qui arrivera dans le monde, quand « ces bases » seront renversées. Si la conception positiviste du monde Émit par triompher dans les esprits, il faudra bien que l’homme moderne s’habitue à penser et à sentir autrement qu’il n’a pensé et senti jusqu’à ce jour ; il faudra le façonner à de nouvelles formes d’idée et de vie, créer pour l’esprit humain un autre climat et l’y faire vivre de gré ou de force.

C’est la nature de ce nouveau climat moral, c’en est la composition, les élémens et les effets que je voudrais analyser. Plaçons-nous résolument en face de ce problème qui préoccupe les esprits les plus distingués de ce temps. Les uns semblent frappés d’une

  1. Voyez la Revue du 1er mai.