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en a peint les oppositions fortes et tranchées sous la figure de Lucrèce Borgia. L’intérêt que l’auteur apporte à l’étude des sociétés en travail de renouvellement pourrait être considéré comme un signe du temps, comme la préoccupation naturelle d’un enfant du siècle, de ce XIXe siècle secoué, lui aussi, par le rude enfantement d’un paganisme nouveau, encore indéterminé, où les jeunes divinités d’Homère cèdent la place à d’autres dieux plus durs et plus abstraits, le progrès, la science, l’art, l’honneur, la justice sociale. Entre la foi nouvelle et la foi ancienne il y a pourtant cette différence sensible que le paganisme et le christianisme étaient des mondes fermés, pleins d’unité et d’harmonie, tandis que la pensée moderne, en prenant son essor devant les horizons qui s’ouvrent à perte de vue, n’a pas encore trouvé son centre ; elle ne sait où se poser, où se fixer.

Toute l’histoire du monde s’explique par deux conceptions fondamentales de la vie humaine qui ont tour à tour dominé durant douze et quatorze siècles, je veux dire le naturalisme et le mysticisme. Le point de vue mystique, celui des sociétés malheureuses de l’Inde bouddhiste et de l’Europe au moyen âge, dont le héros fut le moine, l’ascète, consiste à considérer l’existence terrestre comme une préparation à une transition mystérieuse au moment de la mort ; et de cette conception découlent le morne assombrissement de l’âme exilée, l’anéantissement du désir charnel, le détachement des liens de famille et de patrie, l’abandon de la volonté propre, et le parfait renoncement. En compensation, l’ascète arrive à l’extase ; il glisse sans secousse hors de la vie réelle, loin du monde tangible, dans la région des rêves ; il erre au bord du grand secret, à des hauteurs vertigineuses, au-dessus de l’espace et du temps, devant l’océan d’éternité sans rivages et de lumière ineffable que son regard ébloui aperçoit.

L’autre conception du monde, le naturalisme, est celle d’Homère et de l’antiquité, de la renaissance et du XVIIIe siècle, celle des adeptes de la nature réaliste tournés vers les joies de la vie et qui s’y épanouissent avec fierté, qui estiment avec Achille qu’il vaut mieux être bouvier parmi les hommes que roi parmi les ombres, que chien vivant vaut mieux qu’empereur enterré, qu’on doit élever l’homme non en vue de la mort, mais de la vie présente, disposer le navire pour la courte traversée, détourner sa pensée de l’irrémédiable et prochain naufrage dans ce gouffre nocturne d’où la nature indifférente nous a tirés pour nous y plonger de nouveau. Le bienfait du naturalisme, c’est qu’il nous excite à développer le corps, à fortifier la volonté, à exercer l’âme aux vertus pratiques, à l’amour, à l’amitié, au patriotisme, au culte de l’art et de la science. Son danger et son écueil, c’est que, bornant tout à l’heure qui fuit, il