d’égards. — On me dit : Le bien de la communauté n’est pas seulement cela, il est aussi la garantie des biens particuliers : il signifie l’ordre et la discipline d’une société dans laquelle chacun pourra exercer naturellement et librement son aptitude à être heureux. La moralité sociale, à laquelle on nous convie, serait l’ensemble des règles empiriques qu’il faut respecter, des conditions négatives du bonheur, c’est-à-dire des conditions qui empêchent qu’aucun obstacle ne s’élève, dans le milieu social, contre le bonheur de chacun. Soit, mais en présence d’un simple conseil je garde toujours ma liberté d’appréciation et de conduite. Si j’estime que le but que l’on me montre ne vaut pas, au moins pour moi, les moyens employés pour l’atteindre, si je pense que, pour une si faible part que je puis apporter à la coopération sociale, je risque de compromettre les biens que je préfère, ma tranquillité, ma sûreté personnelle, l’usage facultatif de mes aptitudes, mes loisirs et mes goûts, qui donc pourrait raisonnablement s’opposer à mon calcul, me forcer à sortir de ma retraite, suffisamment protégée, et à me jeter dans la mêlée ? On prétend que je calcule mal, que je serai victime de mon égoïsme, que par la coopération sociale je me rends service à moi-même et qu’en définitive c’est moi-même que je trahis si je la trahis. Je n’en suis pas aussi sûr que cela. J’estime que l’état de civilisation où je suis et où sont la plupart des hommes à l’heure qu’il est, après tout, est un état supportable, qu’on y peut vivre à sa guise en ne pensant qu’à soi, et je me dispenserai d’aller chercher ailleurs une fortune meilleure, mais incertaine, dont je ne puis prévoir ni les caprices ni les orages. Au point de vue du raisonnement expérimental, que peut-on bien me répondre ? Il est possible que je me trompe, mais qui me le prouvera ?
On l’essaie pourtant, on nous dit qu’il n’y arien d’arbitraire dans les règles empiriques du bien social auxquelles on prétend nous astreindre, que ces règles, bien que formées par l’expérience, sont des lois véritables, qu’elles expriment la nécessité de certains faits généraux et traduisent non des conceptions arbitraires de l’esprit, mais des fatalités de la nature. Contrairement à ce que font les platoniciens, les spiritualistes et les rêveurs, ce n’est pas la politique que l’on fait dépendre de la morale, c’est la morale dont on fait une dépendance de la politique. Ainsi le veut la science nouvelle, la science maîtresse des faits humains, la sociologie. Les maîtres de cette science nous déclarent que la société humaine est une chose concrète et vivante, du même ordre que les sociétés animales. Or dans les sociétés animales, l’action bonne est simplement l’action conforme aux lois organiques du groupe considéré comme être vivant ; donc la morale humaine doit avoir aussi son principe dans les conditions d’existence du groupe social. Ces conditions étant