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sagesse politique à une si grande liberté d’allures, ne s’y trompèrent pas, et, quand ils réclamèrent le maintien de l’inamovibilité, ce ne fut pas seulement dans l’intérêt du roi, dont il fallait bien dire un mot, mais dans celui de la justice et des justiciables[1]. Ce ne fut pas assurément par un attachement excessif aux prérogatives de sa couronne, mais par un grand effort de clairvoyance politique et par un vif sentiment des intérêts généraux qu’Henri IV, au lendemain de ses rudes batailles, défendit contre ses meilleurs amis, contre ses compagnons de victoire, les parlemens ligueurs et maintint dans leurs postes des gens qui lui avaient, les armes à la main, barré le chemin du trône. L’inamovibilité des juges royaux devint donc une « maxime fondamentale de notre droit public. » Ce sont les termes même qu’emploie le parlement de Paris lorsqu’il reproche au roi, le 8 novembre 1765, d’avoir organisé à Rennes une chambre criminelle composée de douze commissaires, conseillers d’état et maîtres des requêtes de l’hôtel. « Deux circonstances sont également nécessaires pour composer un parlement, dit-il, la communication du pouvoir et l’irrévocabilité. » Celle-ci « garantit la sûreté du citoyen parce que les magistrats, sûrs de leur état par sa perpétuité, ne sont pas, suivant les circonstances, exposés à plier leur devoir et leur intégrité au désir de se maintenir. » « La stabilité seule des magistrats, répète en plein lit de justice le 13 avril 1771 l’avocat-général Séguier, peut leur assurer cette liberté qui doit être l’âme des délibérations et garantir la sûreté des droits respectifs du souverain et de son peuple. » Les princes du sang, protestant contre le coup d’état exécuté par Maupeou, tiennent le même langage.

Un des principaux argumens qu’on puisse invoquer en faveur de l’inamovibilité, c’est que Napoléon Ier ne s’en accommoda jamais. Ce grand homme de guerre, qui n’admettait pas la contradiction, même en matière de foi, ne devait pas la tolérer dans l’administration de la justice : s’il ne pouvait pas, à son grand regret, déposer un pape, il n’aurait jamais compris qu’une loi quelconque l’empêchât de briser un juge, et qu’après avoir contraint tous les rois de l’Europe à subir ses ordres, il fût lui-même contraint de subir, dans ses propres états, l’arrêt rendu contre son gré par un de ses sujets. Je sais que, pour mieux saper l’inamovibilité de la magistrature, on se plaît à supposer qu’elle fut restaurée par l’empereur. « Pensez-vous, disait M. Bovier-Lapierre dans la séance du 8 juin, que le premier Bonaparte ait constitué le principe de l’inamovibilité pour avoir une magistrature indépendante ? » C’est précisément,

  1. « Et si seroit plus aigu et inventif à trouver exactions et pratiques, pour ce qu’il seroit tous les jours en doute de perdre son office. »