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réduction de sièges, une loi du 8 août 1849, toujours en vigueur[1], décida qu’aucune réduction dans le personnel des cours et tribunaux ne pourrait s’opérer que par voie d’extinction. Ainsi s’enracina pour la seconde fois dans nos mœurs le principe que la révolution et l’empire avaient successivement méconnu, mais à l’abri duquel nos pères avaient placé l’indépendance des juges. Ce principe « qu’on verra toujours menacé par la tyrannie naissante et anéanti par la tyrannie toute-puissante, » la France le regarda pour la seconde fois et pendant plus d’un demi-siècle comme le palladium de ses libertés et comme la plus sûre garantie des justiciables. C’est ainsi, d’ailleurs, qu’on l’envisageait partout. Les juges étaient inamovibles en Angleterre depuis le règne de George III, en Suède depuis 1809, dans les Pays-Bas depuis 1815[2], en Bavière depuis 1818, dans le Wurtemberg depuis 1819, au Brésil depuis 1824, en Portugal depuis 1826, en Belgique depuis 1831 ; ils le devinrent en Prusse (1850), en Russie (1864), en Autriche (1867), en Irlande (1874), etc. Parmi les lois de ces différens états, quelques-unes, comme la constitution prussienne du 31 janvier 1850, ne se bornèrent pas à énoncer le principe ; elles le justifièrent en déclarant « que les tribunaux doivent rester indépendans et n’être soumis qu’aux lois. » Même aux États-Unis, les plus sages publicistes reconnurent que l’inamovibilité était « une des plus importantes améliorations apportées dans les temps modernes à la pratique du gouvernement[3]. »

Rien ne saurait mieux affermir cette conviction générale que le spectacle auquel la France vient d’assister. Notre chambre des députés compte à coup sûr parmi ses membres beaucoup d’adversaires de la magistrature inamovible, Cependant quand l’ordre du jour appela, le 1er juillet 1882, la première délibération sur la proposition de M. Alfred Girard, ayant pour objet de faire suspendre indéfiniment l’inamovibilité jusqu’à la promulgation d’une loi d’ensemble sur la réorganisation judiciaire, on sentit de divers côtés qu’un grand péril menaçait les justiciables. Tandis que M. de Sonnier disait à ses collègues dans un langage dépouillé d’artifice : « La mesure que nous proposons est une simple mesure politique. ; c’est une mesure politique pour frapper certains magistrats, » on se demandait, à gauche comme à droite, si l’on n’allait pas, pour satisfaire quelques rancunes, livrer le pays à l’arbitraire en mettant le pouvoir judiciaire et la justice à la merci des différens ministères qui pourraient se succéder jusqu’au vote définitif de la loi d’ensemble.

  1. « Et qui défend encore aujourd’hui les corps judiciaires. » (La Réforme judiciaire, par M. G. Picot, p. 118).
  2. Voir pourtant Albert Desjardins, p. 79.
  3. The Federalist, cité par Story, Commentaries on the constitution of the United States, § 1594.