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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/700

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et qu’ainsi nous sommes moins surpris, malgré le plus grand écart des temps, de les voir déguisés moralement à la mode du XVIIe siècle français ; que, d’autre part, ici la convention est franche, et que, justement par ce que le poète nous demande une concession plus grande, nous la faisons dès l’abord et ne chicanons plus sur le détail de l’œuvre. Aucune convention de ce genre n’excuse Mithridate de garder, sous le nom d’un personnage réel, étranger, — nous ne pouvons l’oublier, — au XVIIe siècle et à la France, une âme à la mode de ce pays et de ce temps : c’est la raison de notre malaise et de notre froideur en sa présence, ou plutôt la raison de ce défaut d’illusion qui nous rend impossible toute émotion tragique.

Mais, dira quelqu’un, cette raison existait déjà quand la pièce était nouvelle et ne nuisait pas à son succès : il faut donc que les Français aient changé de caractère pour avoir des exigences si différentes des anciennes. Et l’on demandera si nous avons troqué la philosophie de Racine pour la philosophie de Shakspeare.

Apparemment ce Mithridate était le même dans sa nouveauté que maintenant ; mais les Français du XVIIe siècle, assurés que le fond de l’âme est identique dans tous les temps et dans tous les pays, et connaissant ce fond de l’âme pour l’avoir étudié chez eux-mêmes, aimaient à se retrouver dans un héros de théâtre, à quelque pays, à quelque temps qu’il appartint Cette convention, par laquelle nous acceptons que tel ou tel personnage leur ressemble, était à peine une convention pour eux ; la ressemblance leur paraissait presque naturelle et nécessaire : il ne se pouvait guère qu’Achille, étant un jeune guerrier amoureux, ne ressemblât pas au comte de Guiche. A plus forte raison trouvait-on de la vraisemblance à des personnages moins recelés, à ceux-là même qui nous choquent justement par cela qu’ils ne nous demandent pas d’abord et franchement crédit ; on sait que Mithridate est du nombre. Enfin, si c’était une illusion de croire que les uns et les autres dussent être pareils à des seigneurs français, même les conditions matérielles où la tragédie était représentée aidaient pour les uns et les autres à cette illusion. Quand Mithridate paraissait en perruque pour divertir la nouvelle dauphine dans les salons de Madame, entre des paravens brodés, parmi les girandoles et les fleurs, pouvait-on s’étonner que ses idées et ses paroles fussent accommodées au goût de la cour ? On était réuni pour goûter le plaisir le plus délicat que pût choisir une société policée : quelle figure eût faite là le vrai roi de Pont, ce barbare ? Ses passions mal disposées, ses discours en désordre l’eussent fait reconduire à la porte par la hallebarde des suisses.

Notre caractère, nous l’avons dit, n’est pas si différent qu’il paraît de celui de nos pères ; . au fond, et dans le train de la vie, nous demeurons cartésiens comme eux. Cependant notre doctrine est moins