Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/744

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

courtoisie dont j’ai conservé gratitude. Les bureaux de la Revue étaient alors installés rue Saint-Benoît, dans une vieille maison qui avait un jardin, au premier étage ; un robinier, quelques lilas, une petite plaque de gazon donnaient un peu de gaîté aux chambres où se tenait le personnel de la direction, chambres tristes, meublées d’une bibliothèque garnie de dictionnaires et de tables sur lesquelles on entassait les paquets d’épreuves d’imprimerie. La maison était silencieuse et recueillie ; on y travaillait sans relâche. L’exemple était donné par le directeur, François Buloz, qui fut le plus laborieux des hommes. Il était né en Savoie sur les confins de la Suisse ; lorsque j’entrai en relations avec lui, en 1858, il avait cinquante-cinq ans et une vigueur montagnarde faite pour défier le temps. Les fortes qualités du pays natal, les qualités de race, semblaient être concrétées en lui : l’énergie, la persévérance, mieux encore, la ténacité vers un but déterminé. Il fut un créateur, au sens originel du mot ; il força le public français à accepter, à rechercher la Revue qu’il avait fondée et qui, — n’en déplaise aux revues anglaises, — est le premier recueil littéraire du monde. Il eut à lutter contre la frivolité, la nonchalance des lecteurs que satisfaisaient les bons mots et les faits divers du journal ; pendant dix-neuf ans, il combattit pied à pied, gagnant chaque jour un peu de terrain, se désespérant quelquefois, ne désespérant jamais, déployant une patience indomptable et finissant par triompher des obstacles devant lesquels tout autre que lui aurait reculé. Ce fut au commencement de 1831 qu’il prit la direction d’un recueil mourant, la Revue des Deux Mondes, Journal des voyages, qu’il résolut de ressusciter. Il était jeune, l’école romantique affirmait sa vitalité ; loin de repousser les débutans, il les attira ; tout ce qui eut du talent dans les lettres fut son auxiliaire. La table des matières de la Revue est le livre d’or de la littérature moderne. Sauf de très rares exceptions, tous les noms illustres, célèbres ou connus, y sont inscrits. La diversité des sujets traités est prodigieuse. Buloz avait élevé une tribune, chacun put venir y parler. Sous ce rapport, il était très libéral ; jamais il ne se cantonna ni dans une coterie ni dans une faction ; il s’adressait à un public multiple, le savait et acceptait la multiplicité, c’est-à-dire la divergence des idées exprimées. Il avait une sorte de don de double vue qui, bien souvent, m’a surpris ; il découvrait, il devinait l’erreur, même dans des études dont le sujet était nouveau pour lui ; plusieurs fois j’en ai fait l’expérience personnelle. Il ne rectifiait pas, il signalait ; on regimbait, on se récriait ; de guerre lasse, on consentait à vérifier ; neuf fois sur dix, c’est lui qui avait raison. Une simple faute d’impression le bouleversait ; jamais pareil correcteur d’épreuves n’exista ; jusqu’à la dernière minute, jusque sous la presse, il