Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 53.djvu/160

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

conduire. Sa favorite était toute disposée à faire l’un et l’autre. Elle prit dès leur enfance l’empire naturel à son esprit énergique ; autant elle était vive, active, brillante, hardie, primesautière, autant la princesse était lente, indécise, taciturne, facilement morose et dissimulée au besoin. L’extrême franchise de la duchesse qui se vantait, à bon droit, de n’avoir jamais flatté personne, devint forcément une cause d’éloignement lorsque la tendresse eut diminué. Anne, dont l’esprit étroit avait été peu cultivé, qui ne savait ni n’aimait causer, attachait une grande importance aux questions de forme et d’étiquette ; l’impétueuse Sarah les trouvait insupportables. « J’affirme solennellement, écrivait-elle dans sa vieillesse, que si c’était en mon pouvoir, je ne voudrais pas redevenir favorite… Mais, ajoutait-elle, j’aimais tant la reine que je l’aurais servie au péril de ma vie. »

Les portraits qu’elle nous a laissés de sa royale maîtresse, tous tracés fort habilement, se ressentent, dans leurs aspects divers, des sentimens qui la dominèrent à différentes époques ; toutefois ils restent fidèles, en somme, à la vérité historique. La reine Anne, dénuée de toutes les qualités d’une grande souveraine, eut la bonne fortune d’être entourée d’intelligences supérieures, pour lui faire un grand règne, jusqu’au jour où elle subit des influences funestes aux intérêts du pays, comme à ceux de sa gloire. Peu après le mariage de Churchill eut lieu celui de la princesse avec le prince George de Danemark, excellent homme, parfaitement insignifiant. « J’en ai essayé avant et après boire, disait Charles II, et je n’ai rien trouvé en lui. » Anne s’en contenta, et jamais union royale ne fut plus exemplaire. Lady Marlborough nous représente à ce moment la princesse comme assez agréable : sa grande taille, gâtée bientôt par l’embonpoint, n’était encore que majestueuse, ses manières étaient affables, sa façon de vivre douce, régulière, sans ostentation, sans faste exagéré. Elle préférait, en fait de plaisirs, la chasse, la guitare et les cartes. « Habituée dès l’enfance à s’en reposer sur moi pour les amusemens, nous dit la duchesse, elle m’avait vite témoigné une grande prédilection, et elle obtint, lorsqu’elle se maria, de me garder auprès d’elle comme dame de la chambre. En vérité, ajoute la bonne langue, la cour de Son Altesse était si drôlement composée, que ce n’est faire un grand compliment ni à moi, ni à son goût, de dire qu’elle préférait ma compagnie à celle de ses autres femmes… Ce qu’elle enviait le plus, c’était une véritable amie, et elle considéra comme un droit de cette amitié dont elle m’honorait l’égalité si étrangère aux relations avec les princes. C’est dans cette disposition d’esprit qu’elle me proposa un jour de nous écrire, lorsque nous serions séparées, sous des noms supposés qui effaceraient toute distinction