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de la chambre du prince. Quant à Mme Masham, j’avais été si bonne pour elle, sans jamais l’offenser en rien, que pendant trop longtemps je ne pus me décider avoir autre chose en elle qu’une véritable amie, et je me réjouissais de la faveur que lui témoignait la reine ; à la longue, je remarquai bien qu’elle m’évitait et se montrait plus réservée avec moi, mais je l’attribuai à son humeur naturellement morose et je ne m’y arrêtai pas. »

Elle eut tort. La jeune suivante, souple, artificieuse, servile et rapace, devint pour Harley un instrument précieux. Qui ne sait l’influence extraordinaire que peuvent prendre sur une nature faible et médiocre des intérieurs appelés par leur service à un contact permanent et familier avec leurs maîtres ? Certes, la reine Anne avait beaucoup aimé son adorée Mme Freeman ; aussi longtemps que son titre d’héritière présomptive l’avait mise quelque peu dans la dépendance de souverains malveillans, elle avait été heureuse de s’appuyer sur un dévoûment sincère et une volonté plus virile que la sienne ; mais, devenue reine, elle aurait assez aimé l’être pour de bon, comme le lui disait Harley ; et le jour où elle trouva des oreilles complaisantes pour écouter ses plaintes, elle se prépara secrètement, sournoisement, en esclave révoltée, à s’affranchir du joug. Fatiguée des luttes, des remontrances, des discussions sans fin sur les deux grandes questions politiques et religieuses qui passionnaient alors l’Angleterre entière, elle trouva délicieux l’acquiescement doucereux, la concordance parfaite d’opinions, la sympathique patience de ses nouveaux amis. La duchesse fut la dernière à s’apercevoir de la faveur croissante d’Abigaïl et ne se souvint que plus tard a de sa contenance réservée, du soin avec lequel elle évitait les longs entretiens, de ses refus de sortir avec elle, de ses artifices pour dissimuler son influence sur la reine. »

Marlhorough venait de remporter la victoire de Ramillies (1706), qui enlevait à Louis XIVe les Pays Bas espagnols, et facilitait à l’intérieur l’union définitive de l’Ecosse et de l’Angleterre. Les whigs triomphaient encore une fois ; le comte de Sunderland, gendre de la duchesse, était nommé secrétaire d’état à la place d’un ami de Harley ; le parlement avait voté de nouveaux remercîmens et de nouvelles récompenses au vainqueur ; lady Marlborough pouvait se croire en pleine sécurité. Accablée d’affaires importantes, la fière princesse du saint-empire se reposait volontiers sur sa protégée Abigaïl des menus devoirs de sa charge, lorsqu’elle apprit, dans l’été de 1707, le mariage de sa parente avec Masham, écuyer du prince de Danemark. Très surprise d’avoir été tenue à l’écart dans une pareille circonstance par celle dont elle avait été la seconde mère, elle ne put y croire et lui demanda la vérité avec sa franchise ordinaire.