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de gratitude et de respect, prouvant quelle place tenait dans les cœurs le souvenir de ses actes, et combien on appréciait ses efforts pour sauver l’Angleterre et ses alliés des conséquences désastreuses de la paix d’Utrecht. À Maestricht, il reçut des honneurs royaux, et quoiqu’il fît pour passer inaperçu, en se rendant à Aix-la-Chapelle, l’amour de ses anciens soldats le découvrait partout. Quand il passait, des gens de tout rang se pressaient en foule pour apercevoir le héros qui avait sauvé l’Empire et rempli le monde de sa renommée. Tous étaient frappés de son grand air, de son maintien si noble, adouci, mais non affaibli par l’âge. Beaucoup fondaient en larmes en se rappelant ce qu’il avait été et ce qu’il était alors, et par quelle aberration inconcevable la grande nation à laquelle il appartenait avait pu tomber de tant de gloire à tant d’abaissement. On se pressait à son lever et le duc de Lesdiguières s’écriait : « Je peux dire maintenant que j’ai vu l’homme qui égale le maréchal de Turenne par sa conduite, le prince de Condé par son courage, et surpasse Luxembourg par la victoire. »

La reine Anne ne jouit pas longtemps de son misérable triomphe. Le jour où ses flatteurs lui avaient dit : « Vous êtes reine enfin ! » elle l’avait cru ; mais elle s’aperçut vite qu’elle avait simplement changé de maîtres et ne serait jamais qu’un jouet aux mains des partis. La mésintelligence se mit parmi les vainqueurs, Harley méprisait l’instrument dont il s’était servi et l’aurait volontiers brisé. Mais Abigaïl, devenue lady Masham, tenait fort à sa lucrative situation. Jacobite dans l’âme, elle s’unit à Bolingbroke contre Harley, qui restait fidèle au vote national en faveur de la succession hanovrienne. Anne, partagée entre sa sollicitude pour l’église anglicane, et les remords de la dépossession du jeune prétendant son frère, tiraillée par les partis, obligée de subir jusqu’en plein conseil des scènes violentes, se sentant mourir de la goutte, cherchait en vain près d’elle une affection vraie. Le 27 juillet 1714, au sortir d’une séance plus orageuse encore que de coutume, après avoir ordonné au lord-trésorier de donner sa démission, elle déclara à l’une de ses femmes qu’elle ne survivrait pas longtemps à de pareilles émotions ; trois jours après, elle expirait, sans avoir pu signer son testament, et lady Masham perdait tout.

Le même jour lord et lady Marlborough rentraient en Angleterre. Depuis deux ans, ils avaient séjourné en Allemagne, principalement à la cour de Hanovre. On ignore quel motif détermina ce retour, qui fut un long triomphe.

Ils furent reçus à Douvres avec des honneurs extraordinaires, à Londres, aux cris de : « Vive le roi George ! Vive le duc de Marlborough ! » Durant son absence, whigs et tories, également inquiets