Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 53.djvu/208

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

banqueter un jour dans la maison de son dieu et de boire beaucoup de cervoise dans le crâne de ses ennemis. Quant au grave méthodiste, il se représente un endroit où les congrégations ne uniront jamais, où les sabbats n’auront point de terme :


Where congregations never break up,
And Sabbaths never end.


Instruit par la docte Chalimé, le jeune Ali-Kourschid ne concevait pas la béatitude à venir sans beaucoup de pilaf et sans beaucoup de houris, et il ne faut pas croire que ce genre de catéchisme efféminé les âmes. On prétend que si le soldat turc est de tous les soldats celui qui craint le moins la mort, c’est qu’il aperçoit toujours au bout de son fusil le paradis de Mahomet et une houri qui l’appelle.

En attendant les joies réservées aux bienheureux, Ali-Kourschid s’était promis de couler ici-bas une vie délicieuse, de se procurer tous les agrémens, tous les plaisirs imaginables, et il ne négligeait rien pour cela. Il nous assure que, dès l’âge de cinq ans, il y avait au moins cinq péchés capitaux auxquels il était fortement enclin : l’orgueil, la gourmandise, l’envie, la colère et la paresse. Habillé de pourpre de la tête aux pieds, fier des broderies d’or qui éclataient sur son vêtement, portant à sa ceinture un petit kandjar doré toujours prêt à sortir du fourreau, ce marmot à turban regardait tout le monde de haut en bas, vomissait des injures contre quiconque avait l’audace de lui tenir tête, voyait tout plier sous son altière volonté, faisait pleurer à chaudes larmes sa gouvernante Chatsé, qui l’adorait, menaçait de son kandjar ses sœurs elles-mêmes et son oncle Giakoub-Bey, rabrouait impitoyablement les trente femmes du harem, qui se vengeaient de ses tyrannies en le traitant de giaour aux yeux bleus. Le pacha l’admirait, le gâtait, applaudissait à tout, riait de ses incartades, embrassait « le giit, le petit héros, » et lui disait : « Aferum, ogloum ! Bravo, mon enfant ! tu deviendras un homme. « Il avait parfois des entrailles, des emportemens d’humeur généreuse ; il s’érigeait en justicier, il se piquait de redresser les torts. Plus souvent il opprimait les innocens et, à sa prière, les coups de bâton pleuvaient comme grêle. Un jour de beïram, étant sorti avec sa petite carabine, il commença par tirer des salves en l’honneur de Mahomet ; puis, avisant un juif occupé à chercher ses puces dans sa chemise, il le coucha en joue, l’étendit raide sur la place. Cette fois, le pacha mit un peu de réserve dans ses félicitations, quelque froideur dans ses embrassades, et les femmes du harem accablèrent le héros de reproches ; la victime leur vendait du mastic, des parfums, de la céruse, du rouge. Le héros finit par s’associer à leur chagrin : ce rouge servait quelquefois à lui teindre les jouas.

Étant en visite chez une tante de ses sœurs qui habitait Smyrne, on le conduisit à bord d’une frégate française, où son attention fut attirée