Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 53.djvu/211

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’or. Et toutes ces sirènes se disputaient l’honneur de servir de mère ou de nenné au petit Kourschid-bey ; elles l’attiraient dans leurs bras, elles l’y retenaient de force, elles le couvraient de baisers qui ne lui rappelaient pas les baisers de ses sœurs. Leurs ardentes caresses le grisaient et l’épouvantaient, et tout à la fois il riait, il chantait, il sacrait, il jurait, il pleurait de dépit, de colère et de joie, de cette joie qui rend fou et qui tue.

Quelques heures plus tard, une porte s’ouvrit, une femme de vingt-huit ans, pâle, tremblante, vêtue de noir, apparut, et la sultane Giulzadé, après l’avoir embrassé, dit à Ali-Kourschid : « Tu ne t’appelles ni Ali ni Kourschid, tu t’appelles Basile ; tu n’es pas musulman, tu n’es pas le fils d’un pacha, tu es un simple giaour et voilà ta mère. Baise-lui bien vite la main, petit malheureux. »

Quand Abou-Hassan, le dormeur éveillé, qui s’était cru calife pendant toute une journée, se retrouva dans son modeste appartement bourgeois, où on l’avait transporté dans son sommeil, il s’écria en rouvrant les yeux : « Bouquet de Perles, Étoile du matin, où êtes-vous ? Venez, accourez ! » Mais il ne vit accourir que sa mère, et cette bonne femme lui dit : « Abou-Hassan, mon fils, êtes-vous devenu fou ? — Qui est cet Abou-Hassan dont vous parlez ? demanda-t-il. Je ne suis pas votre fils, je suis calife, je suis le commandeur des croyans. » Et comme elle s’obstinait à l’appeler son fils, il la traita de vieille exécrable, et dans l’excès de sa fureur il la battit jusqu’au sang. Le jeune Ali-Kourschid ne battit pas sa mère, mais il refusa tout net de la reconnaître et de l’embrasser. Lui giaour ! lui chrétien ! Quoi qu’on pût lui dire, il s’obstinait à répondre en grinçant des dents : « Je suis Turc, je suis bey, je suis fils de pacha. » — « Malheureuse mère ! s’écrie M. Nicolaïdy, tu avais enfin ressuscité ton fils mort, tu avais retrouvé l’enfant perdu. Parens et amis se rendirent en hâte dans ta pauvre maison de Kadikioï pour t’apporter leurs félicitations. Quel spectacle les y attendait ! Ils y virent un enfant de dix ans qui repoussait tes caresses, qui te prodiguait les outrages, t’appelant giaour et kiafir, distribuant des coups de pied à tous les chrétiens des deux sexes qui se permettaient de l’approcher, brandissant contre eux son éternel kandjar, blasphémant ton culte, crachant sur les images de tes saints, te menaçant de te livrer aux disciples du Prophète comme une voleuse d’enfans turcs. Voilà le trésor que tu avais racheté au prix de quarante deux mille francs ! Tu as bien souffert, bonne mère ; tu as sacrifié le plus clair de ton bien, et quel profit as-tu retiré de ton fils ? Aucun. Mais tu as sauvé la vie à beaucoup de chrétiens en dérobant à ses désastreuses destinées un futur pacha bestial et sanguinaire. »

Huit mois durant le héros fit des siennes. On essayait de le prendre par le raisonnement, par le sentiment ; on lui racontait les malheurs de sa famille, son père décapité, il haussait les épaules et répétait :