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crainte, soit respectée, soit aimée à Damas et au Caire, comme elle l’était hier, comme je l’espère, elle le sera demain, — mais comme, hélas ! elle ne l’est pas aujourd’hui.

Si tels sont les caractères, si tel est le but de notre action, en Orient, on s’explique sans peine qu’elle s’accordât parfaitement avec l’action de l’Angleterre. Ni l’Angleterre ni nous n’avions de pensée de conquête. Nous avions, l’une et l’autre, un besoin d’influence, nous pour diriger le mouvement musulman dans le monde arabe, l’Angleterre pour le diriger dans les Indes, et en même temps pour garder les points stratégiques qui, depuis le canal de Suez et la vallée de l’Euphrate, conduisent directement dans l’Océan-Pacifique et dans la mer des Indes. Quelle que soit l’infériorité de notre colonie de Cochinchine comparée à l’empire indien, elle nous donnait sous ce dernier rapport un intérêt de même ordre, quoique d’un moindre degré que celui de l’Angleterre. De là la possibilité d’un accord, d’une entente intime qui ne s’est point démentie pendant trois ans, et que seuls, il faut bien le reconnaître, nous venons de dénoncer. Une raison supérieure, comme disent les philosophes déterministes, nécessitait l’union de la France avec l’Angleterre. Si les deux pays s’engagent en Orient dans une voie contraire, un jour ou l’autre un choc éclatera inévitablement entre eux. Or se figure-t-ou ce que serait ce choc, quels désastres il pourrait amener ? La France et l’Angleterre sont les deux plus grandes puissances financières, maritimes et commerciales du monde ; toute la fortune de l’Europe est en quelque sorte entre leurs mains. Supposons qu’elles viennent à se connaître, jamais catastrophes matérielles n’auront été plus grandes ; il n’est pas une seule puissance européenne qui n’en sentît le contre-coup et qui n’en fût en partie ruinée. Il pourrait en résulter la destruction de presque tout le matériel commercial de notre continent. De là pour la France et pour l’Angleterre l’obligation de ne jamais entrer en lutte. Dans leur accord en Égypte, l’intérêt financier avait fait taire les rivalités politiques, et quelque mépris qu’on affecte aujourd’hui pour l’intérêt financier, c’était assurément un grand service qu’il avait rendu à la civilisation, Les forces économiques ont leur noblesse, elles peuvent avoir leur moralité. La richesse qu’on prétend dédaigner mérite pourtant quelque estime lorsqu’elle fait taire la jalousie, lorsqu’elle inspire la paix, la concorde, l’esprit de conciliation. Nous venons de nous donner les torts les plus graves envers l’Angleterre en Égypte nous l’avons délaissée au moment du péril, à l’approche de l’ennemi, nous avons déserté notre place auprès d’elle. Qu’en résultera-t-il ? Ayant été seule à la peine, voudra-t-elle être seule au triomphe ? notre alliance sera-t-elle rompue ? faut-il désormais y renoncer ? Tout est