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ardeur. Rien ne serait plus curieux à écrire que l’histoire de ce livre[1] qui m’entraîna à faire tous les métiers ; j’ai vécu à la poste aux lettres, j’ai été presque employé à la Banque de France, j’ai abattu des bœufs, j’ai suivi dans leurs expéditions les agens de la sûreté, les agens des mœurs, les agens des garnis ; je me suis assis dans la cellule des détenus, j’ai accompagné les condamnés à mort jusque sur la table des autopsies ; j’ai visité les indigens, dormi sur le lit des hôpitaux, surveillé les fraudeurs avec les préposés à l’octroi, je suis monté sur la locomotive des trains de grande vitesse et je me suis interné dans un asile d’aliénés pour mieux étudier les fous. Je crois n’avoir reculé devant aucune fatigue, devant aucune enquête, devant aucun dégoût ; mais ce ne sont pas là des souvenirs millaires, j’y dois revenir et ne point m’égarer dans le récit de faits qui me sont trop strictement personnels pour intéresser le lecteur.

Dans la longue exploration que j’ai accomplie à travers Paris, un seul incident se rattache aux lettres. Après avoir parlé de l’enseignement normal, je voulus raconter par quels miracles de patience on arrivait à distribuer l’enseignement exceptionnel à des êtres naturellement privés de l’ouïe, de la parole, ou de la vue. Je m’occupai d’abord des sourds-muets, parce que l’abbé de l’Épée est antérieur à Valentin Haüy. Lorsque j’allai visiter l’institution des Jeunes Aveugles, je fus reçu par le directeur, qui s’appelait Romand. C’était un vieillard, faible d’apparence, dont l’intérêt avait quelque peine à être éveillé, fort poli, perclus de goutte et gémissant quand il lui fallait remuer ses pieds ou ses mains emmaillottés de flanelle. Pendant qu’il me donnait quelques explications sommaires, mon esprit voyageait ; son nom avait réveillé mes souvenirs et je me rappelais avoir vu autrefois à l’Odéon d’abord, ensuite à la Comédie-Française, un drame intitulé le Bourgeois de Gand, dont le succès, comme l’on dit, avait fait courir tout Paris[2]. J’en parlai au directeur, je lui citai différentes scènes qui étaient restées présentes à ma mémoire, j’insistai sur la donnée principale, qui était d’une originalité saisissante, et je lui dis : « L’auteur se nommait Hippolyte Romand, était-il de votre famille ? » Un nuage rose passa sur ses joues et il répondit : « Hippolyte Romand, c’est moi. » Je le regardai avec surprise, il ajouta : « Oui, c’est moi, c’était le bon temps : je devais écrire une Catherine II pour Rachel. mais ça ne s’est pas arrangé : aujourd’hui, j’ai la goutte et je fais enseigner la musique aux enfans aveugles. «

  1. Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie, dans la seconde moitié du XIXe siècle, 6 vol. ; Hachette.
  2. Le Bourgeois de Gand, ou le Secrétaire du duc d’Albe, joué pour la première fois à l’Odéon, le 21 mai 1838, repris le 29 juin 1841 à la Comédie-Française.