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à des pensées funèbres, il me ramène au début de la route où nous marchions en oscillant appuyés l’un sur l’autre, il me rappelle les meules de foin de Chailleuse d’où nous dégringolions sans danger ; il me dit : « Ce n’est point-n’a-toi ! » et je souris en me souvenant de la règle de la pénultième ; il me conduit là où nous avons joué ensemble, où nous avons vécu si intimement mêlés que pour trouver l’un on cherchait l’autre ; je refais avec lui le voyage de mon enfance, je m’y complais, je m’y attarde et ceux qui respectent mon silence, qu’ils prennent pour un indice de travail intérieur, ne se doutent guère que, rajeuni de plus de cinquante ans, je cours avec Louis sous les marronniers des Tuileries, ou qu’assis à ses côtés, j’écoute ma grand-mère chanter la chanson des dragons de Malplaquet. Mon enfance m’apparaît aujourd’hui comme une terre lointaine, une terre enchantée où je ne puis plus retourner, car ceux qui y venaient avec moi sont partis pour toujours. Il est un monde où j’ai vécu et dont je suis le dernier habitant ; je n’en puis parler à personne, car nul ne le connaît. À cette heure, lorsque je dis : Vous souvenez-vous ? — on me répond : Non, je ne me souviens pas.

En 1860, j’avais eu la curiosité de consulter Desbarolles, il étudia mes mains, et m’annonça que j’allais être atteint d’une maladie très douloureuse et très longue. Je n’attachai pas d’importance à la prédiction et j’eus tort. La maladie ne fut pas bénigne et dura trois ans. C’était une arthrite aiguë qui se divisa en trois accès de sept mois chacun. La fin du dernier accès fut atroce ; je ne pouvais plus écrire, je ne pouvais plus tourner les pages d’un livre ; je ne pouvais dormir ; on me sortait en brouette ; j’étais misérable ; c’était pendant l’été de 1863, j’habitais sous la Forêt-Noire, à Baden-Baden, dont les eaux minérales m’ont sauvé. Les insomnies et la souffrance m’avaient réduit à un tel état d’étisie qu’un médecin s’inquiéta et diagnostiqua la probabilité d’une phtisie galopante qui m’emporterait rapidement de l’autre côté de l’éternité. Je suis comme les nerveux, je meurs souvent, mais on ne m’a pas encore enterré. À mon insu, Louis fut averti ; il accourut. Il arriva un dimanche soir ; il me regarda avec des yeux effarés ; pour me cacher son émotion, il passa derrière mon lit, et ne s’apercevait pas que la pluie de ses larmes tombait sur mon visage. Le lundi, je pus dormir ; le mercredi, je pus marcher. Je disais à Louis : « C’est toi qui m’as guéri ; » il souriait et moi aussi ; mais la coïncidence fut douce ; il était survenu à l’heure propice, au moment où la crise s’affaiblissait. Il resta trois semaines près de moi et, comme au temps de notre enfance, nous pûmes nous étendre à l’ombre des arbres et vivre de cette vie commune qui nous fut si précieuse. Dès qu’il fut de retour à Paris, le 15 août 1863, il m’écrivit : « J’ai été bien heureux de passer vingt