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roche. Louis avait horreur de la lutte ; quand je l’adjurais d’user de son nom, comme c’était son droit, quand je le grondais sans douceur et que je lui reprochais de ne point tirer parti de ses facultés, il levait paisiblement les épaules et me répondait : « Que veux-tu que j’y fasse ? » Pris entre l’impassibilité de son père et mes ardeurs, il fuyait ; il se sauvait chez Gautier, qui lui disait : « Mon petit chat, tu serais bien gentil de faire mon feuilleton. » Et alors le pauvre Louis faisait pour un autre ce qu’il n’osait faire pour lui-même. Il ne fut pas heureux. Un jour de colère, je dis à Timon : « Mais que voulez-vous donc faire de votre fils ? « Il me répondit : « Je crois qu’une sous-préfecture lui conviendrait. » Je pris mon chapeau et m’en allai. J’en voulais beaucoup à M. de Cormenin de son attitude à l’égard de Louis, et cela avait mis de la froideur entre nous ; nous savions ne pas avoir l’air de nous éviter, mais nous n’avions nul besoin de nous rechercher. Lorsque Louis s’en alla, il n’en fut plus ainsi. Un matin, j’entendis des sanglots qui montaient mon escalier ; je me précipitai ; ce vieillard de soixante-dix-huit ans, inondé de larmes, suffoqué, tomba dans mes bras en s’écriant : « Je viens voir, je viens embrasser celui qui a tant aimé mon fils ! » De ce jour, je fus humble et soumis avec lui. Quelquefois il venait chez moi comme en bonne fortune ; je faisais fermer ma porte et nous restions à parler de Louis. Un jour il me dit : « Quel malheur qu’il n’ait pas voulu travailler ! » Je faillis éclater ; je sus me contenir. À quoi bon les reproches ? à quoi bon les récriminations ? tout n’était-il pas fini ?

Lorsque, le 6 mai 1868, M. de Cormenin mourut, à l’âge de quatre-vingts ans, tué par un cancer au foie, j’étais au chevet de son lit. Couché sur le dos, la tête encore belle, les mains étendues devant lui, jaunes et déjà froides, il n’avait plus sa connaissance. À chaque aspiration, le souffle semblait diminuer de profondeur et tout à coup s’arrêta. Je lui donnai le baiser d’adieu pour son fils, dont je sentais l’âme en moi. On le transporta à Joigny pour qu’il y fût réuni à ceux qui avaient porté son nom. Lorsqu’au bruit des chants religieux, le cortège traversa le pont qui franchit l’Yonne, je regardai vers la gauche et j’aperçus la maison où j’avais joué avec Louis quand nous étions enfans, où j’étais venu, dans l’été de 1851, célébrer les noces d’or de son aïeule maternelle ; je ne pus retenir un sanglot. Je sentis une main qui pressait la mienne, et Gasset, le vieux régisseur des terres de Chailleuse, qui nous avait vus tout petits, me dit en pleurant : « Ah ! vous ne l’avez pas oublié, vous ! » Ce n’était pas Timon dont nous pleurions la perte, c’était Louis, c’était cet être excellent, intelligent, méconnu, qui s’en était allé si vite et que je cherche au seuil de la vieillesse comme je le cherchais