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étouffer. Un genre acclamé, porté aux nues, disparaît et meurt si bien que nul n’en peut parler ; puis il renaît, on ne sait sous quelle influence, comme si l’âme des auteurs morts, revêtant une forme nouvelle, recommençait l’œuvre d’autrefois. Sommes-nous bien certains, malgré les Paysans de Balzac, de ne pas voir, quelque jour, revenir Estelle et Némorin ? Qui sait si un nouveau coupe-têtes, enivré du parfum des prairies, ne nous chantera pas en soupirant :


Il pleut, il pleut, bergère !


Par cela même qu’un genre d’art ou de littérature a existé, il peut se produire encore ; les livres de Restif de La Bretonne ne sont-ils pas ressuscités ? Tant mieux pour ceux qui les aiment ! Encore un peu et le chevalier de La Morlière va tailler sa plume ; de son temps on disait : « C’est une plume arrachée aux ailes de l’amour ; » il n’en faut rien croire : c’était une plume d’oie.


XXTIII. — LOUIS BOUILHET.

La mort de Louis de Cormenin causa une peine très vive à Gustave Flaubert, qui, sans l’avoir approfondi, l’avait apprécié et soupçonnait la hauteur de ses qualités intellectuelles. Il quitta Croisset et vint passer quelques jours avec moi pour m’aider à supporter l’affaiblissement causé par le premier choc. À cette époque, il était fort occupé et avait entrepris de mener deux œuvres à la fois, ce qui m’a toujours étonné, car, plus que tout autre, il avait besoin de se concentrer, de s’absorber dans un travail pour pouvoir le conduire à bonne fin. Il écrivait un roman où il cherchait à résumer la science politique et la science sociale de notre temps ; il avait repris le titre d’un de ses livres de jeunesse et l’avait appelé l’Education sentimentale, avec un sous-titre : Histoire d’un jeune homme.

Indépendamment de cet ouvrage, qui le forçait à lire bien des volumes contemporains et bien des journaux, il avait imaginé d’écrire une féerie : le Château des cœurs, qui est une étrange conception où il essaya de d. ployer un comique inconnu jusqu’ici. Cette idée s’était emparée de lui tout entier. Il ne me parlait que de la Féerie, m’en racontait les scènes, m’en expliquait le mécanisme et n’arrivait pas à me convaincre qu’il ne perdît pas son temps. Au lieu des vieux trucs des théâtres populaires, au lieu des tables qui deviennent des fauteuils et des lits qui se changent en nacelles, il avait inventé tout un système nouveau qui seul condamnait sa pièce à n’être jamais représentée, car la mise en scène eût