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même. Bref, quand je suis revenu de Paris, au commencement de juin, je lui ai trouvé une figure lamentable. Un voyage qu’il a fait à Paris pour Mademoiselle Aissé et où le directeur de l’Odéon lui a demandé des changemens dans le second acte lui a été tellement pénible qu’il n’a pu se traîner que du chemin de fer au théâtre ; en arrivant chez lui, le dernier dimanche de juin, j’ai trouvé le docteur P.., de Paris, X.., de Rouen, Morel, l’aliéniste, et un brave pharmacien de ses amis nommé Dupré. Bouilhet n’osait pas demander une consultation à mon frère, se sentant très malade et ayant peur qu’on ne lui dît la vérité. P… l’a expédié à Vichy, d’où Villemin s’est empressé de le renvoyer vers Rouen. En débarquant à Rouen, il a enfin appelé mon frère. Le mal était irréparable, comme du reste Villemin me l’avait écrit.

« Pendant ces quinze derniers jours, ma mère était à Verneuil, chez les dames V.., et les lettres ont eu trois semaines de retard ; tu vois par quelles angoisses j’ai passé. J’allais voir Bouilhet tous les deux jours et je trouvais de l’amélioration. L’appétit était excellent, ainsi que le moral, et l’œdème des jambes diminuait. Ses sœurs sont venues de Cany lui faire des scènes religieuses et ont été tellement violentes qu’elles ont scandalisé un brave chanoine de la cathédrale. Notre pauvre Bouilhet a été superbe, il les a envoyées promener. Quand je l’ai quitté pour la dernière fois, samedi, il avait un volume de Lamettrie sur sa table de nuit, ce qui m’a rappelé mon pauvre Alfred (Le Poitevin) lisant Spinoza. Aucun prêtre n’a mis le pied chez lui. La colère qu’il avait eue contre ses sœurs le soutenait encore samedi et je suis parti pour Paris avec l’espoir qu’il vivrait longtemps. Le dimanche, à cinq heures, il a été pris de délire et s’est mis à faire tout haut le scénario d’un drame moyen âge sur l’inquisition ; il m’appelait pour me le montrer et il en était enthousiasmé. Puis un tremblement l’a saisi, il a balbutié : Adieu ! adieu ! en se fourrant la tête sous le menton de Léonie, et il est mort très doucement.

« Le lundi matin, mon portier m’a réveillé avec une dépêche m’annonçant cela en style de télégraphe. J’étais seul, j’ai fait mon paquet, je t’ai expédié la nouvelle, j’ai été le dire à Duplan, qui était au milieu de ses affaires ; puis j’ai battu le pavé jusqu’à une heure, et il faisait chaud, dans les rues, autour du chemin de fer. De Paris à Rouen, dans un wagon rempli de monde. J’avais en face de moi une donzelle qui fumait des cigarettes, étendait ses pieds sur la banquette et chantait. En revoyant les clochers de Mantes, j’ai cru devenir fou, et je suis sûr que je n’en ai pas été loin. Me voyant très pâle, la donzelle m’a offert de l’eau de Cologne. Ça m’a ranimé, mais quelle soif ! celle du désert de Qoseir n’était rien