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romanciers font des romans, les historiens font de l’histoire, les critiques font de la critique et la terre n’en tourne pas moins. Le succès de Salammbô avait mécontenté bien des gens, ce qui est naturel, et on le fit payer assez cher à l’auteur. En ce temps vivait un certain Silvestre, connu pour avoir publié des lettres qu’on lui avait confiées, ce qui mécontenta Horace Vernet, auquel les tribunaux firent restituer un dépôt dont on abusait. Ce Silvestre n’était pas bête ; il avait persuadé à Napoléon III que la misère seule l’empêchait d’être un grand écrivain. Par curiosité peut-être, et à coup sûr par bonté d’âme, l’empereur lui accorda une pension de six mille francs sur sa cassette. Silvestre empocha, ne fit rien et resta un grand écrivain à l’état latent. Il fit insérer dans un journal très répandu un article venimeux sur Salammbô. Flaubert voulait aller lui couper les oreilles ; Bouilhet et moi, nous eûmes grand’peine à désarmer sa colère. Il nous fallut bien de la rhétorique pour lui faire comprendre que l’article de Silvestre serait oublié le lendemain et que Salammbô vivrait.

Les critiques parfois acerbes et souvent dédaigneuses dont l’Éducation sentimentale fut l’objet ou le prétexte déterminèrent chez lui un singulier phénomène. Fatigué de s’entendre appeler l’auteur de Madame Bovary, de voir opposer sans cesse son premier roman à ses autres ouvrages, il se prit à haïr le livre qui avait assis sa réputation et fait éclater sa renommée. Je l’ai entendu relire à haute voix les épisodes, les fragmens les plus vantés, les dépecer, les détruire, les critiquer avec une fureur qui allait jusqu’à la mauvaise foi. Il disait : « Voilà donc ce que l’on me jette toujours à la tête ! » Véritablement il souffrait. Lui, tout enfermé dans l’adoration de son art, il eût volontiers accusé d’hérésie ceux qui ne trouvaient pas que l’idole était divine. Il faut peut-être avoir cette foi si profonde et si douloureuse pour résister au labeur extravagant dont son existence était faite. Il n’eut pas une pensée, pas une pulsation du cœur qui ne fût pour les lettres. Jour et nuit, comme un cénobite qui regarde son dieu, il regardait vers cette forme exquise qu’il entrevoyait et que si souvent il a saisie. La pensée de commettre une inexactitude dans une description lui donnait des souleurs d’épouvante. Je l’ai vu faire trois ou quatre fois le voyage de Paris à Creil pour bien s’assurer qu’il avait convenablement rendu un effet de paysage. Dans cet esprit où l’amour de l’art avait pris les proportions d’une maladie chronique, tout revêtait des dimensions démesurées. Un hiatus dans une phrase, une répétition de mots, une assonance le désespérait ; il disait : « Quel métier ! quel métier ! J’aimerais mieux être ouvrier dans les mines de mercure que de manier cette terrible langue. » Un jour, il me dit : « Je voudrais faire un coup de bourse et gagner une grosse somme. — Pourquoi ? — Pour racheter n’importe