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pouvait aimer ; il la pleura sincèrement et ne voulut point se remarier.

Si Isabelle de Portugal ne put avoir grande influence sur l’esprit de son fils, en revanche, on pourrait difficilement exagérer l’action que durent avoir sur ce jeune prince les exemples et les enseignemens de son père, le plus grand potentat de l’Europe et le plus grand homme de son temps. « L’infant Philippe, dit M. Forneron, connut peu son père Charles-Quint. Le grand empereur se crut obligé d’assister aux obsèques de sa femme qu’il avait beaucoup délaissée : il put à ce moment apprécier le jugement froid et la maturité précoce de son fils ; mais il prolongea peu ce séjour auprès de lui ; il préférait à l’existence rigide de sa cour espagnole les fêtes de ses palais de Brabant et du Milanais. » Charles-Quint avait trop d’affaires sur les bras pour rester beaucoup avec son fils, mais tout parlait à l’infant de son père ; sa mère Isabelle, tant qu’elle vécut, l’entoura des respects dus à « l’héritier du plus grand empereur qu’il y ait eu chez les chrétiens ; » Charles-Quint surveillait de loin son éducation militaire, il le conseillait sur les choses d’Espagne, lui donnait des notes d’une rare clairvoyance sur tous les hommes important. « Le duc d’Albe, lui écrivait-il, après lui avoir confié la régence d’Espagne, est l’homme d’état le plus capable et le meilleur soldat que je connaisse ; consultez-le surtout pour toutes les affaires militaires, mais ne vous reposez entièrement sur lui ni dans ces questions ni dans d’autres, quelles qu’elles soient ; ne vous reposez sur personne autre que vous-même. Les grands seraient trop heureux de captiver votre faveur et de gouverner sous vous le pays ; si vous vous laissez mener ainsi, vous êtes perdu. Employez-les tous, servez-vous d’eux, mais ne vous appuyez exclusivement sur aucun dans toutes les perplexités où vous pourrez vous trouver, confiez-vous toujours en votre Créateur et ne pensez qu’à lui. » De tels conseils, venant d’un tel homme, entrèrent profondément dans une âme naturellement timide et craintive ; on n’explique pas suffisamment Philippe quand on le met dans son milieu, dans cette Espagne du XVIe siècle, qui avait comme la folie de la domination universelle ; il faut voir en lui comme une ombre déformée de Charles-Quint, outrant tout ce qu’avait aimé ou glorifié son père, poussant tout à l’excès et, pour ainsi dire, au monstrueux, — un acteur écrasé par un rôle dont il n’a qu’une intelligence imparfaite. Il n’avait de la grandeur que les parties qui s’acquièrent par la volonté, la patience. L’empire sur soi, l’incessante surveillance des actes et des paroles ; la partie divine, celle qui fait véritablement le grand homme, lui manqua toujours.

Charles-Quint voulut marier Philippe à la sœur de François Ier,