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capable des plus folles résolutions et faible d’esprit. Philippe le perdit en lui donnant des conseillers comme Escovedo, sans honneur, sans probité ; celui-ci conduisit don Juan et se laissa conduire lui-même dans un dédale où tous deux finirent par complètement s’égarer.

La mort d’Escovedo, celle de don Juan ne donnèrent point la paix à Philippe ; il restait Antonio Perez, il restait la princesse d’Éboli. Ce fut un lamentable spectacle de voir un des plus grands rois de la chrétienté en lutte pendant des années avec une femme et l’amant indigne qu’elle avait choisi. Pour combien le dépit entra-t-il dans les colères de Philippe, pour combien la crainte, pour combien le souci de la chose publique et le désir d’éviter des révélations fâcheuses ? Comment le roi glissa-t-il des simples précautions prises contre un complice impudent jusqu’à la persécution odieuse, féroce, sans trêve ? Comment un prince aussi dissimulé, aussi maître de lui se laissa-t-il arracher les preuves écrites de sa complicité dans le meurtre d’Escovedo ? Comment, avec tout son pouvoir, ne put-il jamais les ressaisir et fut-il vaincu par ses prisonniers et ses victimes ? Tous ces points d’un drame bizarre et honteux sont encore loin d’être éclaircis après les enquêtes faites par les historiens les plus consciencieux. Ce qui est certain, c’est qu’Antonio Perez, c’est que la princesse d’Eboli furent pendant de longues années comme des flèches empoisonnées attachées à la gloire du roi d’Espagne ; c’est que du fond de la prison d’où elle le bravait, la princesse semblait plus grande que lui ; c’est qu’Antonio Perez, si dégradé qu’il fût, réussit à soulever l’Europe contre Philippe. Perez, on le sait, après avoir subi la torture, réussit à s’enfuir d’Espagne et à échapper aux assassins qui le recherchèrent partout, à Bordeaux, à Pau, à Londres, à Paris. Il survécut à Philippe II, s’agita jusqu’au bout dans l’intrigue, et finit par tomber dans la plus profonde misère. Pour la princesse d’Éboli, elle fut oubliée dans une chambre « mortelle, obscure, lugubre » (les mots sont d’elle). Deux de ses servantes y moururent ; elle renvoya sa fille, qui se dévouait pour elle, pour ne point la voir mourir aussi. Elle ne demanda jamais grâce. Après treize ans de séquestration, elle mourut, âgée de cinquante ans.

« À voir, dit M. Forneron, ce froid acharnement contre une femme qui étouffe, on serait tenté de reprendre la conjecture d’une passion dédaignée qui se venge. Antonio Perez n’a pas osé formuler nettement cette accusation dans ses écrits, mais il l’a semée dans ses récits à l’étranger. » — « Nous apprîmes de lui, dit d’Aubigné, que, le roi d’Espagne et lui estant devenus rivaux en l’amour d’une dame, la matière s’échauffa et le roi usa des avantages de la grandeur. » Nous le confessons, rien ne nous fait comprendre la conduite de Philippe II vis-à-vis de la princesse. N’avait-il pas le