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naturel et du Père de famille est tout au long déjà dans les préfaces des tragédies de Voltaire. Si Voltaire copia plutôt qu’il n’imita, dans le sens classique du mot, c’est qu’il n’était pas ne poète, et s’il n’inventa pas, c’est que son esprit, le plus mobile et le plus changeant qui fut jamais, incapable de se fixer, l’était par conséquent d’observer. Mais tout à la fin du XVIIIe siècle, au plus beau temps de la gloire de l’abbé Delille, quand un vrai poète, cette fois, remonta jusqu’aux sources où l’art classique avait jadis puisé, cet art d’imitation et de contrefaçon en parut tout d’un coup si nouveau, qu’encore aujourd’hui les derniers romantiques, et en leur nom quelques historiens de la littérature, se font honneur du nom d’André Chénier[1].

Ce n’est pas, en effet, le moindre inconvénient de ces vastes généralisations que l’on soit forcé d’en éliminer volontairement d’abord, et puis bientôt nécessairement, toute considération. du génie particulier, du talent original, de la personnalité de l’artiste. Les déductions de M. Krantz, logiquement irréprochables, sont historiquement fausses. Elles ne seraient vraies que s’il nous avait démontré, qu’homme pour homme et poète pour poète. Voltaire valait Racine. Alors, et alors seulement, il aurait quelque droit d’imputer à la conception classique et cartésienne de l’art la trop réelle, et parfois lamentable médiocrité poétique de Voltaire. Mais l’a-t-il démontré par hasard, ou plutôt, se chargerait-il de le démontrer? Tel est cependant le paralogisme impliqué dans ses raisonnemens : si Voltaire, avec tout son esprit et toute sa connaissance du théâtre, né, pour ainsi dire, à la réputation, par un Œdipe, et soixante ans plus tard enseveli dans le triomphe d’une Irène, n’a pas pu cependant mettre à la scène une seule tragédie qui soutînt la comparaison de Mithridate seulement, ou de Bérénice, n’est-ce pas que Racine avait épuisé les grands sujets et que la tragédie classique,

  1. « Il fallut la révolution pour balayer ce fumier tragique, il fallut un être divin, fils d’une Grecque, André Chénier, pour délivrer le vers de ses liens ignobles. Il paraît, et avec lui le vers divin, ailé, harmonieux, tendre et terrible, descend du ciel... et, avec lui, la musique du vers se réveille ferme, ondoyante et sonore. » Il y a plaisir à rapprocher de ces paroles de M. Théodore de Banville quelques vers choisis de la quatrième Épître à Lebrun :

    Souvent des vieux auteurs j’envahis les richesses.
    ………….
    Tantôt chez un auteur j’adopte une pensée.
    Mais qui revêt chez moi, souvent entrelacée,
    Mes images, mes tours, jeune et frais ornement.
    Tantôt je ne retiens que les mots seulement.
    J’en détourne le sens, et l’art sait les contraindre
    Vers des objets nouveaux qu’ils s’étonnent de peindre.
    …………..
    Dévot adorateur de ces maîtres antiques,
    Je veux m’envelopper de leurs saintes reliques.