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les autres. L’objection a cent fois été faite; ce n’est pas une raison de ne pas la faire encore. Quand bien même vous auriez démontré que l’esthétique de Descartes (si vos déductions sont correctes), a passé tout entière dans les tragédies de Racine (si vos rapprochemens sont naturels), il resterait encore à prouver que ces tragédies procèdent de cette esthétique (ce que vous n’avez pas fait), et surtout alors à expliquer pourquoi nous n’avons qu’un Racine (ce que personne ne fera jamais). Et voici l’éternel procès. On demande si la philosophie d’un art ou d’une littérature est constituée par des formules qui ne peuvent atteindre les chefs-d’œuvre incontestés de cette littérature et de cet art. Il n’y va de rien de moins que de l’avenir, ou tout au moins de la direction de la critique. Quand le livre de M. Krantz n’aurait d’autre mérite que d’avoir nettement posé cette question pour l’histoire de la littérature française du XVIIe siècle, on ne saurait, à notre avis, lui en savoir trop de gré. Mais on aura vu, je l’espère, par la nature même de la discussion, qu’en la posant il avait essayé de la résoudre, et c’est bien mieux encore.

Nous n’avons plus qu’un mot à dire. Trois choses sont devenues nécessaires en critique : le sentiment littéraire, l’érudition historique et la philosophie. On tend malheureusement à les disjoindre. Il est vrai aussi que la vivacité du sentiment littéraire s’émousse dans le dur labeur de la recherche érudite, et que, d’autre part, l’exactitude minutieuse de la recherche érudite est l’ennemie naturelle des généralisations de la philosophie. Si M. Krantz a réussi dans sa tentative pour concilier ces contraires, le lecteur en jugera. Mais nous ne pouvions manquer, tout en discutant les résultats, d’applaudir à la tentative, et convaincu que, si la division du travail est une excellente chose, on ne divise que pour arriver à reconstruire, nous souhaitons que la témérité même de la tentative ait des imitateurs. Car le temps approche de chercher à se reconnaître parmi cette foule de travaux sans lien, et de mesurer ce que l’érudition a vraiment rendu de services à l’histoire de la littérature. Un peu de philosophie n’y sera sans doute pas inutile.


F. BRUNETIERE.