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de la France à sa défaite; il doutait que la suspension d’armes qu’on lui demandait eût pour conséquence la paix, telle qu’il entendait l’imposer, et il se disait pourtant que, si l’armistice ne devait pas conduire à la paix, il serait une duperie pour l’Allemagne et n’aurait d’avantages que pour la France. Il y avait en un mot des arrière-pensées ou des fatalités à Versailles, comme à Paris, aussi bien qu’à Tours. M. Thiers avait à se débattre dans cette obscurité, avec toutes ces contradictions, décidé, quant à lui, à ne rien négliger pour réussir dans sa mission. Seul peut-être il poursuivait sincèrement l’armistice parce qu’il en sentait la nécessité, et par la fait, à peine sorti de la fournaise parisienne, à peine revenu à Versailles, il pouvait un instant avoir quelque illusion.

Aux premiers momens, le succès de la négociation ne semblait pas impossible. M. de Bismarck ne contestait pas le principe du ravitaillement de Paris comme condition de l’armistice; il paraissait disposé à laisser toute liberté aux élections d’une assemblée dans les départemens envahis, sans excepter même l’Alsace et la Lorraine. Il se montrait facile tant qu’il croyait travailler, comme il le disait, au « premier volume de la paix, » — ou, si l’on veut, tant qu’il le jugeait bon. M. Thiers passait la journée en conférences; le soir, les affaires finies, il avait de longues conversations avec celui qu’il appelait un peu plus tard « un sauvage plein de génie. » On pensait déjà toucher à un dénoûment favorable, lorsque tout à coup, après les premiers pourparlers, le 3 novembre, M. Thiers trouvait son tout-puissant adversaire sombre et agité. Que s’était-il donc passé? Une proclamation véhémente publiée à Tours par M. Gambetta au sujet de la capitulation de Metz avait violemment irrité les chefs de l’armée allemande, surtout le roi Guillaume. Dun autre côté, par un phénomène étrange de cette guerre, malgré la courte distance qui sépare Versailles de Paris, le ministre allemand venait d’apprendre après trois jours l’échauffourée révolutionnaire qui avait éclaté le 31 octobre à la suite du passage de M. Thiers et qui, selon un bruit d’avant-poste, aurait emporté le gouvernement de la défense. Ce n’était qu’un bruit, bientôt démenti par un des secrétaires de M. Thiers envoyé à Paris; mais le coup était porté. Tout se trouvait changé. M. de Bismarck ne voulait plus entendre parler d’armistice; il n’admettait plus le ravitaillement, ou s’il l’admettait à demi, il réclamait durement ce qu’il appelait des « équivalens militaires, — un des forts de Paris, peut être plus d’un; » à quoi le négociateur français répondait : « C’est Paris que vous me demandez ! » M. Thiers voyait tout s’écrouler.

Plus d’une fuis, pendant ces jours terribles passés à Versailles, il en venait à se demander s’il ne vaudrait pas mieux négocier dès ce moment la paix accepter l’armistice sans ravitaillement ou même