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moment les affaires du pays... Ah! si vous saviez les détails! Ne pouvoir pas ordonner un mouvement de troupes, un mouvement de matériel sans être obligés de recourir à une volonté étrangère! Craindre à tout moment qu’un jeune homme fier et imprudent, poussé par les sentimens les plus généreux, ne provoque une collision ! Livrer des Français qui n’ont eu que le tort d’être imprudens, les livrer afin de ne pas s’exposer à faire naître les conflits les plus redoutables, voilà une douleur que nous ressentons tous les jours ! » C’était la triste vérité.

On avait incessamment affaire à cet ennemi extérieur campé de toutes parts, à une occupation hautaine et méticuleuse dans ses procédés; on avait aussi affaire à une assemblée avec laquelle il fallait toujours compter. Ce n’est point assurément que cette assemblée de Bordeaux, devenue l’assemblée de Versailles, ne fût courageuse, patriote et dévouée. Elle avait toutes les bonnes volontés, un sentiment profond des malheurs publics, des instincts libéraux, le désir du bien; mais elle avait en même temps des passions qu’elle avait de la peine à contenir, les exigences d’une assemblée souveraine, les susceptibilités et les ombrages d’un pouvoir omnipotent et inexpérimenté. Avec les meilleures intentions, elle ajoutait parfois à des embarras intimes qu’elle ne connaissait pas, dont on n’aurait pu lui dire le secret sans danger. Elle soulevait des questions irritantes ou prématurées, et si elle ne marchandait ni son concours ni sa confiance au gouvernement qu’elle venait de créer, elle laissait entrevoir déjà qu’il y avait des points sur lesquels elle ne serait pas facile à manier. Elle avait ses agitations et ses impatiences auxquelles M. Thiers répondait dans un des momens les plus critiques : « Je vous en supplie, n’ajoutez pas un trouble inutile à toutes les difficultés que rencontre le gouvernement. Soyez convaincus que tout ce que vous éprouvez nous l’éprouvons, et je dois l’éprouver plus que personne, parce que j’en vois plus que personne ne peut en voir. Je vous en adjure, laissez-nous le calme dont nous avons besoin pour agir. Nul ne voudrait, nul ne pourrait se servir de sa main si on la lui secouait au moment même qu’il s’en sert... » Les interpellateurs, désavoués par la masse de l’assemblée, se taisaient pour un jour ; ils recommençaient le lendemain.

C’est au milieu de ces difficultés de toute nature, toujours renaissantes, que M. Thiers avait à se débattre, et à cette tâche multiple, incessante, il portait la force de la volonté, la lucidité de l’esprit, l’inépuisable ardeur d’un patriotisme à la fois agrandi et attendri par le malheur. Ce n’était plus comme à ces momens sombres des débuts de la guerre où, s’entretenant un malin avec M. d’Haussonville, qui en a gardé le souvenir, il lui disait : « Je ne sais pas ce