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Partout ailleurs que sur le bord de ces marais, l’aspect du pays est presque aussi morne que celui des déserts de sable qui bornent à l’ouest la Chaldée et l’Assyrie. Ici le sol, couvert d’un chaume brûlé et comme calciné, est d’un ton fauve ; là il est formé d’une poussière grise que le moindre vent soulève par tourbillons ; dans le voisinage des sites anciennement habités, fait de briques pulvérisées ou cassées en menus morceaux, il en a pris le ton rougeâtre.

Tout cet espace est parcouru par des tribus arabes qui sont censées relever du gouverneur de Bagdad ; en fait, elles jouissent d’une indépendance presque absolue : elles ne fournissent point de soldats pour l’armée régulière ; elles paient l’impôt quelquefois ; elles n’obéissent jamais dès qu’on leur donne un ordre qui leur déplaît. Depuis longtemps elles auraient chassé les Turcs de cette région si elles étaient capables de se réunir dans un effort commun ; mais elles sont partagées en plusieurs confédérations rivales ; or les Turcs sont passés maîtres dans l’art d’attiser et d’exploiter ces rivalités ; là comme en Albanie, comme dans le Kurdistan, comme ailleurs encore, ils ont merveilleusement pratiqué la maxime classique : « diviser pour régner. » Ici, la tâche leur est singulièrement facilitée par les instincts anarchiques de cette population. Dans l’intérieur même de chaque confédération, il y a, de tribu à tribu, des haines héréditaires ou des brouilles fréquentes ; quelquefois des querelles éclatent dans le sein d’une tribu et la divisent en deux fractions hostiles. Il en est souvent de même, dans chacun de ces groupes, d’une famille à l’autre, d’une tente à celle qui tout à l’heure entretenait avec sa voisine les relations les plus amicales.

Les causes les plus futiles suffisent à provoquer ces luttes. Une fois, les eaux du Chat-el-Haï étant très basses, les ouvriers arabes de M. de Sarzec s’étaient mis à pêcher ; des deux bords ils harponnaient les poissons que l’on voyait glisser sur la vase, ces gros barbeaux qui sont figurés dans les sculptures assyriennes. Un poisson de grande taille est frappé par un homme placé sur la rive gauche ; il entraîne le harpon et la corde, il va échouer et se faire prendre sur la rive droite. Celui qui avait blessé le poisson réclama sa prise ; celui qui s’en était emparé refusa de la rendre ; on échangea d’abord des injures d’un bord à l’autre, puis on en vint aux coups ; on sauta sur les lances et les fusils, on se battit pendant une demi-heure, et quand M. de Sarzec réussit à rétablir la paix, dix-sept morts ou blessés gisaient à terre.

Des gens qui se massacrent ainsi entre parens et amis pour un mauvais poisson ne peuvent respecter beaucoup la vie de l’étranger ; pour le voler, ils le tuent sans le moindre scrupule. L’Arabe, ici comme ailleurs, a ses vertus chevaleresques et son point d’honneur ; la personne de l’hôte lui est sacrée ; il défend, au péril de sa vie,