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et à Gafsa pour rejoindre ensuite à Tebessa notre réseau algérien, l’Arabe de la province a repris sa vie d’autrefois. Il ne faut pas croire que la timidité de son caractère et un certain respect inné pour les Européens, qui fait que l’assassinat de ceux-ci est fort rare et qui a rendu facile notre occupation, vienne d’un adoucissement complet des mœurs. Entre eux ils ne s’épargnent guère, et la justice boiteuse et lointaine du cadi ou du califat ne suffit aucunement à diminuer le nombre des meurtres. On se défait de son ennemi en l’épiant avec quelques partisans et en l’attaquant par derrière. Si on est découvert, la plupart du temps on n’a qu’à payer à la famille une somme médiocre, qui la satisfait, et il n’y a pas de poursuites : c’est la dhia ou prix du sang. L’Arabe est avide d’argent et préfère la somme à la vengeance, qui serait alors la justice. Quand on a de grandes terres, ce n’est pas un phénomène tout à fait extraordinaire que d’y rencontrer quelque cadavre abandonné. Cela ne veut pas dire que l’homme ait été tué là, car lorsqu’un propriétaire trouve ainsi un corps sur son bien, son premier soin est de le faire porter, la nuit, sur la terre de son voisin, qui le porte encore ailleurs jusqu’à ce qu’il finisse par disparaître. En pareille matière, la confiance en soi n’existe pas et ne rassure pas du tout l’Arabe. Quoique innocent, il pense qu’il n’y a qu’un moyen de n’être pas compromis, c’est de faire trouver le déplaisant objet sur une autre terre que la sienne. M. B.., un propriétaire européen établi depuis plus de dix ans dans la campagne tunisienne, me citait un grand nombre de faits récens qui montrent l’exactitude de ce tableau. Un jour, ses Arabes trouvent chez lui une jeune fille très belle la gorge coupée; elle était richement vêtue, comme les Tunisiennes de la ville; on ne l’avait pas volée; elle avait encore son mouchoir de soie; ses cheveux étaient magnifiques et auraient pu tomber jusqu’à ses talons. Sa gorge était coupée par une blessure si profonde que la tête était presque détachée. Avant que le magistrat, averti par B., eût commencé aucune enquête, la nuit même, les Arabes avaient transporté le corps chez un autre propriétaire à une dizaine de milles de là, et jamais depuis il n’en a été question.

Un autre fait plus caractéristique encore vient de se produire chez B... Un jour, on vient lui dire qu’il y a dans un ravin un Arabe dangereusement blessé. Il y va et il trouve un malheureux avec un coup de poignard qui lui avait déchiré le bas-ventre. Il avait été attaqué par trois hommes qu’il ne connaissait pas et qui l’avaient laissé dans cet état. Il avait eu le courage de défaire sa ceinture et de l’enrouler à la hauteur de sa blessure pour retenir ses entrailles; il était là depuis vingt heures; tout son burnous était inondé de sang. Eh bien, loin d’avoir aucune pitié, les gens qui avaient accompagné B... lui disaient : « Voilà un crime qui a été commis sur