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pareil entre le bey et un meurtrier. Le représentant de la famille du mort réclamait la tête de l’assassin ou 20,000 piastres, ce qui était beaucoup. Le coupable, s’adressant au bey, lui dit : « Je suis un misérable: je ne vaux pas cela; laisse-moi pendre. » Mais le bey s’émut de son courage : « Aie donc confiance; je t’aiderai à payer; je te donnerai la moitié de la somme. — Je suis un misérable, je ne mérite pas que tu m’aides; il vaut mieux que je meure. » Et le bey, voyant que sa résolution était prise, répondit : « Comme tu voudras, » et le laissa pendre.

Ainsi, sans doute, se passaient les choses au temps de saint Louis, sous les chênes de la forêt de Vincennes.

Le grand tribunal de Tunis est le chara, ou tribunal religieux. Il ne faudrait pas conclure de cette désignation qu’il a seulement à juger des scrupules de conscience des Tunisiens; au moyen âge, chez nous, les tribunaux ecclésiastiques connaissaient des affaires de succession et de beaucoup d’autres que nous considérons aujourd’hui comme purement civiles. Dans la régence, où les juridictions ne sont pas très nettement définies, le chara juge nécessairement toutes les affaires quelconques qui sont un peu compliquées, où il y a à faire des vérifications de titres et d’écritures. C’est le chara qui avait jugé, comme on sait, la grosse question de l’Enfida. Le bey, qui a la plénitude du pouvoir judiciaire, renvoie habituellement à ce tribunal les affaires embrouillées qui lui sont soumises et qui nécessitent l’examen de nombreux documens.

Le chara est établi dans la partie haute de la ville, au fond d’une ruelle étroite; on trouve là une porte cintrée en marbre et une voûte haute et sombre, puis une galerie claire à ciel ouvert dans le milieu, avec quatre ou cinq rangées de colonnes aux arcs en fer à cheval supportant les parties couvertes; au milieu, une fontaine de marbre où les Arabes viennent boire et dont l’eau tombe avec un bruit constant et doux. Sur le pavé de marbre blanc, des séries de plaideurs, assis à terre dans leurs gros burnous, attendent sans remuer leur tour; parmi eux, le long des murs, il y a quelques femmes voilées qui sont assises aussi, les bras posés sur leurs genoux, qu’elles ramènent au menton, ce qui est une posture bizarre quand on n’a pas de robe et seulement des sortes de caleçons collans.

La longue galerie est coupée par un transsept dont le bras gauche est pour le rite maleki et le bras droit pour le rite hanefi, deux rites qui diffèrent surtout par la procédure, mais qui ont aussi quelques différences assez remarquables dans l’interprétation de la loi, puisque le premier admet la cheffa, ce droit de préemption au moyen duquel on voulait nous enlever les terres de l’Enfida, et que l’autre rite la repousse. Ce fut le chara, et non les tribunaux consulaires,